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THE INSTITUTE OF MEDIAEVAL STUDIES

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La..Répuhliq.LLe....I'r.ançai,s.e

La géographie linguistique

DU MEME AUTEUR

LA puiLosopuiE DU LANGAGE (6^ mille, E. Flamma- rion, Bibliothèque de philosophie scientifique). 1 voL

ÉTDDES DE GÉOGRAPHIE LINGUISTIQUE (1921, Cham- pion) 1 vol.

ÉTUDES LINGUISTIQUES SUR LA BASSE AUVERGNE, 4 Vol.

in-8° (couronnés par l'Institut, prix Chavée

1915).

I. Phonétique historique du patois de Vinzelles (Bibliothèque de la Faculté des lettres de Paris, t. IV. 1897). II. Morphologie du patois de Vinzelles (Bibliothèque de l'École pratique des Hautes Étu les, fasc. 126, 1899). Géographie phonétique d'une région de la basse Auvergne (Champion, 1916). Glossaire étymologique du patois de Vin- zelles ;^Société des langues romanes, 1915).

LES ARGOTS FRANCO-PROVENÇAUX (Bibliothèque de l'École pratique des Hautes Études, fasc. 223 ; récompense sur le prix Vohiey, 1919) 1 vol.

l'^vrgot DELA GUERRE (2« édit. , A. Colin) i vol.

LA LANGUE FRANÇAISE d'aujourd'uui (2"= édit., mille, A. Colin) i vol.

LA DÉFENSE DE LA LANGUE FRANÇAISE (2^ mille,

A. Colin) 1 vol.

E. GREYIN IMPRIiliRIE DE LAG.NY

Bibliothèque de Culture générale.

ALBERT DAUZAT

DOCTEUR ÈS-LETTRES •IRECTEUR DÉTtUES A LECOLE PKATIOUE DES HAUTES-ÉTe»ES

La géographie linguistique

Avec 7 figures dans le texte.

PARIS

ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR

26, RUE RACINE, 26

Tous droits de traductioa, d'ad.iptation et de reproducfioa réservés pour touj les pays.

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Droits de traduction et de reproduction réservés

pour tous les pays.

Copyright 1922,

by Ernest Flammarion.

La géographie linguistique

PREMIERE PARTIE ORIGINES, BUT, DOCTRINE

CHAPITRE PREMIER

L'Atlas linguistique de la France. Les travaux de M. Gilliéron et de ses disciples.

Depuis une quinzaine d'années, la géographie lin- guistique a complètement renouvelé, dans ses méthodes et ses concepts, et peu à peu dans ses résultats, l'étude du langage (1). Véritable révo- lution, d'autant plus intéressante à analyser que cette jeune science, essentiellement française tout en plongeant quelques racines dans les pays voisins, marque une réaction contre les doctrines de l'école allemande des néo-grammairiens, qui avaient triom- phé pendant le dernier tiers du xix® siècle et qui avaient

(1) Pour l'histoire des idées et des méthodes, comme pour les caractères généraux et les évolutions du langage, je ren- voie le lecteur à ma Philosophie du langage (Paris, Flammarion, Bibliothèque de philosophie scientifique).

b LA GEOGRAPHIE LINGUISTIQUE

eu leur raison d'être à cette époque, mais qui, trop dogmatiques et trop absolues, menaçaient d'étioler la linguistique en l'emprisonnant dans des formules rigides et en lui faisant perdre peu à peu contact avec les réalités infiniment délicates et changeantes de la vie. Une fois de plus, l'esprit de finesse a pris sa revanche sur l'esprit géométrique.

La géographie linguistique est sortie de l'Atlas lin- guistique de la France, œuvre monumentale de MM. Gil- liéron et Edmont, et sur lequel il importe de s'arrêter, car il constitue la base de la nouvelle science.

Lorsqu'il entreprit la publication de cet atlas, l'auteur principal, M. Giliiéron, n'avait pas l'intention de rénover la science du langage, et ne soupçonnait pas, ne pouvait pas soupçonner les conséquences incalculables que provoquerait une simple réunion de matériaux, si riche fût-elle et si logiquement classée. Son but était plus modeste, quoique déjà d'une impor- tance considérable. 11 s'agissait d'asseoir sur des bases solides, offrant toutes garanties scientiOques, l'étude comparative des patois romans de France (1).

11 y a longtemps pour ne parler que du domaine roman que les linguistes avaient compris toute l'importance des patois. Diez, le vieux maître de Bonn, collectionnait avec amour tous les documents dialectaux qu'il pouvait recueillir. Gaston Paris orien- tait volontiers les chercheurs du côté des parlers populaires. Et l'un des premiers étymologistes d'au- jourd'hui, M. Antoine Thomas, a puisé à pleines mains dans le fonds des patois. Serait-ce connaître, en effet, la merveilleuse floraison de l'arbre néo-latin, que de s'attacher exclusivement à sept ou huit langues littéraires, quand il existe des dizaines de milliers de

(1) C'est-à-dire à l'exclusion du basque, du bas breton, du flamand el de l'alsacien, mais en y ajoutant les îles anglo-nor- mandes, la Belgique wailone, la Suisse romande, et les vallées piéraontaises dont la langue littéraire traditionnelle est le fran- çais (vallée d'Aoste, haute vallée de Suse, vallées vandoises).

ORIGINES, BUT, DOCTRINE i

types dialectaux qui offrent chacun un intérêt lin- guistique?

Mais, jusqu'à ces dernières années, les patois, et spécialement les patois de France, étaient très mal connus. On avait quelques bonnes monographies locales, relatives à des villages très éloignés les uns des autres, et faites souvent à des points de vue fort différents, de très rares études portant sur une région, et surtout de nombreux glossaires et autres documents fort imparfaits, exécutés par des travail- leurs indigènes, pleins de bonne volonté, mais en dehors de toute garantie scipntifique. Seul V Atlas lin- guistique de la France, fruit de quinze années de labeur, nous a donné le répertoire général de nos patois.

Un questionnaire d'environ deux mille phrases et mots usuels fut préparé d'avance, avec le plus grand soin, par M. Gilliéron. Ce travail préliminaire suppo- sait déjà, en dehors de l'érudition linguistique géné- rale, une connaissance approfondie des patois, dont il s'agissait de grouper, en un matériel restreint, tout l'essf ntiel non seulement du vocabulaire, mais encore de la phonétique, de la morphologie, de la syntaxe : les exemples devaient être choisis de façon à renfi^r- mer la plupart des vieux mots comme les néologismes caractéristiques, les variétés des flexions des noms, des pronoms, des conjugaisons, des prépositions et adverbes, les combinaisons diverses mettant enjeu les groupes les plus fréquents des mots et de ces outils grammaticaux que sont devenus aujourd'hui l'article, le pronom personnel, en et y, etc. L'apparition de richesses négligées fit ajouter de nouvelles cartes pour la partie méridionale de l'Atlas.

Il fallait ensuite préciser les patois à explorer. Le choix de la localité fut souvent laissé à l'explorateur, mais dans un rayon circonscrit. M. Gilliéron établis- sait d'avance le nombre do parlers à enquêter par département et leur situation respective ; ce nombre

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8 L\ GÉOGRAPHIE LINGOISTIQUE

variait suivant les régions en raison de la différencia- tion linguistique elle-même. Il est bien évident que dans riIe-de-France ou l'Orléanais, le langage populaire n'est qu'un français rural sensiblement uniforme d'un pays à l'autre, il suffisait de recueillir trois ou quatre parlers par département, alors que dans les Vosges, les Alpes et les Pyrénées, les patois, nettement caractérisés, diffèrent totalement d'une vallée à l'autre, huit ou dix points d'enquête n'étaient pas superflus. 638 patois furent ainsi mis ài contribution dans la France continentale, l'an- cienne Gaule romane, y compris les îles côtières. L'Atlas de la Corse (qui appartient au domaine lin- guistique de l'italien) fut élaboré plus tard dans les mêmes conditions (1). Un supplément est en cours de publication (2).

Des deux auteurs, M. Edmont se consacra exclusi- vement à l'exploration. Pendant quatre ans, de 1897 à 1901, il parcourut la France sans répit, par étapes fixées d'avance, choisissant dans chaque localité désignée le paysan ou la paysanne qu'il jugeait le plus apte à faire un bon sujet (natif du village, autant que possible), puis après l'avoir induit en confiance et s'être assuré d'avance de sa patience par une petite rémunération, s'installait avec lui dans un coin tran- quille et lui faisait traduire en patois les mots et phrases de son questionnaire. M. Edmont n'est pas un linguiste, et M. Gilliéron avait choisi à dessein son collaborateur pour qu'il ne fût pas influencé à son insu dans ses transcriptions par des soucis éty- mologiques ou autres, pour qu'il n'eût pas la tenta- tion de « travailler » le sujet ou de retoucher ses réponses. En revanche il connaissait fort bien les patois (ayant publié lui-même un excellent Lexique Saint-

(1) Pour les critiques auxquelles a donné lieu l'Atlas de la Corse, v. ci-dtssous p. 149, n. 1.

(2) Renfermant ce qui a été recueilli à côté ou en dehors du questionnaire.

ORIGINES, BUT, DOCTRINE 9

Polois) et la psychologie des ruraux, ce qui le plaçait dans les meilleures conditions pour procéder à l'en- quête. Doué en outre d'une bonne oreille, qui avait été affinée par une éducation phonétique rationnelle, et qui le fut davantage encore par l'audition succes- sive de tant de patois différents, il a accompli son travail arec une conscience, une probité, un scrupule qui ne pouvaient pas être dépassés.

C'est à M. Gilliéron que revenait le soin de coUiger les matériaux et de dresser les cartes. Chaque mot, chaque flexion devait avoir sa carte dans lAtlas, la forme relevée par M. Edmont dans chaque patois étant inscrite sous le numéro correspondant. L'en- semble des deux mille cartes forme la matière d'une dizaine de volumes in-folio. On juge du travail for- midable dépensé par les deux auteurs, comme aussi des difficultés matérielles et des frais considérables de l'impression.

Aucune œuvre humaine n'est parfaite. L'Atlas lin- guistique de la France a pu donner lieu à diverses critiques, que M. Gilliéron avait d'ailleurs prévues et auxquelles il était bien difficile de parer. Ce n'est pas le rabaisser que de rappeler et de résumer celles d'entre elles qui sont justifiées : c'est au contraire en préciser et en délimiter la valeur et en même temps apprendre aux travailleurs comment et dans quelle mesure on doit s'en servir.

L'intention générale de l'auteur principal était de donner des matériaux purs et francs de toute retouche, de véritables instantanés du langage : si le sujet n'a pas bien compris la question, sil répond à côté, s'il se trompe ou commet un lapsus, tant pis! on ne cor- rigera pas, on donnera sa réponse telle quelle, ou,

il se reprend, on notera, en les signalant, les deux

arianti'S. Tant de chercheurs avaient faussé aupara-

10 LA GÉOGRAPHIE LINGUISTIQUE

vant l'étude des patois en publiant des listes de mots ou de formes, des textes et des récits n'offrant aucune garantie d'exactitude, remaniés, retouchés, termes forgés, phrases extorquées ou créées de toutes pièces (souvent avec les meilleures intentions ^u monde), qu'on comprend, par réaction, l'intransigeance d'une doctrine qui off're au moins le mérite de la sincérité et l'exactitude de la photographie.

Les défauts de la méthode, on les conçoit. D'abord ce système rigide nous prive des synonymes, des variantes (1), des nuances précieuses pour l'étude des parlers. Mais surtout on n'obtient pas les instantanés dans les meilleures conditions possibles : dès qu'il y a questionnaire et traduction, celle-ci fût-elle de pre- mier jet, le sujet n'a plus son franc parler, et l'on s'expose aux réponses extorquées, par exemple si l'interlocuteur s'ingénie à traduire une expression qui n'a pas son équivalent exact dans le parler popu- laire. Interrogé en français, le paysan peut être amené à franciser son patois ; si le mot local (en cas de terme rare, par exemple) ne lui vient pas immédiatement à l'esprit, il le remplacera par le mot français ou habillé à la française (2) : l'Atlas nous donne ainsi un état un peu plus néologique que celui que présentaient réellement les patois autour de 1900 (3). L'instan- tané parfait du langage vivant ne pourrait être obtenu qu'en notant des conversations populaires entendues

(1) M. Edmont en a noté un certain nombre qui se sont offertes spontanément à lui. Elles sont très intéressantes : on ne peut que regretter que l'exception ne soit pas la règle.

(2) J'ai fait moi-même l'expérience suivante en Auvergne. J'ai demandé un jour à une paysanne comment on disait l'arc- en-ciel en patois je connaissais de longue date ce mot, qui était redzô). Elle me répondit sans hésiter : « On dit arc-en-ciel comme en français, s Je repris : « Mais alors, et redzô ? C'est vrai! suis-je sotte? je n'y pensais plus. » Aussi la forme indigène d'arc-en-ciel manque-t-elle en de nombreux points de l'Atlas.

(3) Réserve faite, bien entendu, des patois indiqués par l'Atlas comme usités seulement par les gens âgés.

ORIGINES, BUT, DOCTRINE 11

dans la rue et aux champs : mais à ce compte, on pourrait attendre des jours, des semaines et des mois avant de recueillir l'ensemble dos mots et expres- sions dont on a besoin. Procédé évidemment inap- plicable pour une enquête aussi vaste.

A côté de quelques réponses extorquées et de plus nombreuses francisations, l'Atlas renferme certaines erreurs.

Je ne parle pas des erreurs de transcription impu- tées parfois à M. Edmont, tellement minimes q^u'on ne doit leur attribuer aucune importance. J'ai dit la conscience de cet enregistreur et la finesse de son oreille. On ne peut nier qu'il n'ait quelques habitudes ou quelques hésitations liscutables dans la notation phonétique (quel linguiste n'en a pas ?) : il a parfois confondu l'accent tonique avecl'accent secondaire ou avec l'accent de phrase que M. Grammont appelle l'accent d'insistance : mais ces accents n'étaient-ils pas utiles à enregistrer, fût-ce au prix d'un oubli de l'accent voisin? 11 arrive que le même son, spéciale- ment certain a, est noté de deux manières un peu différentes : simple flottement, dont tous les enquê- teurs de patois ont pu être victimes, et qui ne saurait tirer à conséquence grave.

Les erreurs commises par les sujets doivent attirer davantage l'attention. Mais en toute justice une remarque préliminaire s'impose. Ce qui doit sur- prendre, ce n'est point qu'il y ait des erreurs dans l'Atlas, c'est qu'il s'en rencontre, somme toute, si peu. Qu'on se représente l'état d'esprit d'un paysan, rebelle aux exercices intellectuels, et qu'on soumet, fût-ce avec des intervalles, à la gymnastique d'un questionnaire ri'ufermant près de deux mille mots et formes. Gomment ne commettrait-il pas, de la meil- leure foi du monde, des lapsus et des erreurs ? Un grand nombre de ceux-ci sautent aux yeux des lin- guistes les moins avertis, comme le remplacement du conditionnel par le futur, la substitution d'une per-

LA GÉOGRAPHIE LINGUISTIQUE

sonne par une autre, d'un verbe par le verbe voisin. Il en est de plus délicats, qui n'apparaissent qu'à la suite d'un examen attentif ou par le réactif d'autres documents contrôlés, et auxquels M. Gilliéron lui- même a parfois pu se laisser prendre (1).

A cet égard, une étude psychologique des individus intf^rrogés par M. Edmont est aussi nécessaire qu'ins- tructive (2) : facilitée par les indications sur l'âge, le sexe, la profession, etc. des sujets que renferme la notice de l'Atlas, elle s'élabore aisément grâce à la comparaison des éléments fournis par la mêm^' per- sonne avec ceux dfs autres points, et mieux encore avec ceux d'autres sujets d'une même localité (quand la confrontation est possible, par documents person- nels ou autres). Au poifit de vue de l'arcbaïsme et du néologisme, le jeune homme de dix-huit ans. en vacances, élève de l'école normale primaire, interrogé à Séez (Savoie, point 965) était évidemment à l'avant- garde du mouvement de francisation du patois local, de même que le jeune, séminariste deChignin ^943); un sexagénaire représentera un tout autre état du parler populaire et, à âge égal, une femme sera, en principe, plus archaisante qu'un homme (3). Au point de vue professionnel, le cordonnier d'Ambert (809), par exemple, possède à merveille les termes qui touchent à son métier, mais connaît mal nous en verrons des

vi; Les plus nombreux et les plus fallacieux sont les lapsus phonétiques, car ils peuvent servir à édifier des théories (cf- p. 51 et 80).

(2 II y a aussi le cas des sujets ont déclaré être origi- nains dt- la localité alors qu'ils étaient natifs d un pays plus ou moins éloigné M. V. Brunot a relevé, après enquête, quel- ques faits de ce genre; on peut en conjecturer d'autres (ci-des- sous p. 51) bien qu'ils ne soient pas nombreux.

(3) Ainsi la femme de cinquante ans interrogée à Monton (80o; par M Edmont en 1901 est sensiblement plus archaisante que l'homme, à peu près du même âge, que j'y avais questionné vers la même époque ; au Mont-Dore (703), l'Atlas a au contraire un sujet (l'instituteur) moins archaïsant que le mien. Voir aussi, p. 33 et p. 130,

ORIGINES, BUT, DOCTRINE 13

exemples (1) certains termes ruraux. Au point de vue purement psychologique, le sujet de Saint-Germain- Lembron (807) est enclin k de fréquentes défaillances (lapsus, contaminations, etc.) que j'ai eu plusieurs fois l'occasion de relever (2). Cette discrimination, qui a rarement été faite, est, non seulement nécessaire mais précieuse. Loin de faire un grief aux auteurs de l'Atlas d'avoir groupé des sujets aussi divers, nous devons au contraire les en féliciter, car cette variété nous permet, grâce à la précision des renseignements fournis par la Notice, de pénétrer plus avant dans la variété intrinsèque et les transformations du parler populaire. D'une façon générale, M. Edmont a su très bien choisir ses sujets.

Pour se servir rationnellement et avec fruit de l'Atlas, il importe en outre de faire, après celle du sujet, la psychologie des localités nnquêtées et d'avoir toujours présent à l'esprit le caractère de ct-lles-ci, en examinant, sur des cartes détaillées, leur position géo- graphique, physique et économique. Telles se trouvent sur de grandes voies de communication, telles autres à l'écart et plus reculées : le patois des unes et des autres ne saurait présenter les mémos caractères. Dans le Puy-de-Dôme, par exemple, Thiers et Ambert nous oifrent des patois de faubourgs urbains; Mouton (805), isolé sur sa butte, est bien plus archaïsant que Saint- Germain-Lembron (807) ou que les Martres- de-Veyre à ses pieds. Dans les Vosges, Sainte-Margue* rite (86), sur un grand passage routier, offre un patois bien plus altéré que les communes voisines. A cet égard, la grande variété de localités choisies est pré- cieuse, à condition qu'on sache l'interpréter.

(1) P. 129; voir aussi mes Essais de géographie linguistique, pp. 19, 40 {agnela), 112, etc. Mon réactif ici a été excellent : ce sont les matériaux que m'a fournis Michalias, le pharma- cien félibrc d'Ambert, qui connaissait à fond son patois.

(2) P. 80, et voir mon Essai de méthodologie linguistique, pp. 260 et suivantes.

14 LA GÉOGRAPHIE LINGUISTIQUE

Il faut signaler enfin les rapports entre les mots et les idées ou les choses. A cet égard, le question- naire de l'Atlas, fruit d'une expérience dial^ctolo- gique déjà éprouvée, offrp, en règle générale, toutes les précisions nécessaires. Seuls les mots qui ne peuvent prêter à équivoque ont été demandés isolément, et M. Edmont, qui connaît fort bien les mœurs de la campagne, comme les animaux et les plantes, a ajouté de vive voix, quand il le fallait, les indications com- plémentaires. Quand il s'agit de l'anse, par exemple, l'Atlas distingue l'anse du pot et l'anse du panier, les deux termes pouvant être différents. Toutefois la spé- cification n'a pas toujours été poussée assez loin. Ainsi il y a plusieurs sortes de marmites à la cam- pagne et la carte <( marmite » pourra nous donner tantôt le nom de la marmite de fonte, récente, tantôt celui de la vieille marmite de cuivre, voire de terre, alors que le même patois à un mot différent pour chaque type. La carte « charrue » c'est le seul fait grave a amalgamé deux types d'instruments ara- toires essentiellement différents (1). 11 a pu arrivai enfin, pour les causes psychologiques indiquées plus haut, que certains sujets aient confondu, malgré les précautions prises, des espèces voisines d'animaua ou de plantes : mais le fait, s'il ne doit pas êlreperdi de vue, est assez rare.

En résumé, et toutes réserves faites, les défauts d< l'Atlas sont peu de chose par rapport aux servicei inappréciables qu'il nous rend, et ils tiennent à li nature même et à l'étendue de l'œuvre. Il était diffi cile de faire mieux, à moins qu'un linguiste pût con sacrer quinze ou vingt ans de sa vie à effectuer l'en quête menée par M. Edmont, à passer huit ou di: jours dans chaque localité pour en étudier le patois entreprise qui dépasse les possibilités humaines qui même n'eût pas été suffisante, car il faut a

(1) V. ci-dessous, pp. 114 et suivantes.

ORIGINES, BUT, DOCTRINE 15

moins plusieurs mois pour s'assimiler scientifique- ment un langage : un tel travail n'est possible que pour des recherches géographiquement très restreintes.

Il faut donc compléter l'Atlas par des monographies locales plus fouillées, offrant des garanties suffisantes, et,'quand on est dialectologue, parses notes person- nelles (l);on verra plus loin, par l'exemple de hanne- ton (i), que l'Atlas ne donne qu'une idée très impar- faite des mots sujets à de grandes variations lexicales. L'idéal serait de reprendre en sous-œuvre et de com- pléter ce travail, région par région, canton par can- ton, en serrant jusqu'à l'extrême limite les mailles un peu trop lâches qui laissent passer forcément bien des phénomènes intéressants à travers le filet. Malheu- reusement, par suite du petit nombre de travailleurs suffisamment éduqués et devant larapiue désagréga- tion du patois, il est à présumer que ce travail ne sera jamais accompli dans son ensemble. Le nombre des études régionales et des glossaires locaux de quelque valeur est d'ailleurs suffisant aujourd'hui pour permettre un grand nombre de vérifications et d'utiles confrontations avec l'Atlas.

*

* *

Pour être l'œuvre la plus importante qui ait été menée à bien à ce jour, l'Atlas linguistique de la France n'est pas le seul de ce genre qui ait été tenté.

Il a été notamment précédé et accompagné d'im- portants travaux de cartographie linguistique dans le domaine des langues germaniques. Le plus considé- rabli toutefois, celui dn feu G. Wenker, qui embras- sait l'Allemagne du nord et du centre, n'a pu être édité pour des raisons financières : le premier fasci-

(1) Et aussi par certains travaux d'ensemble à sajet restreint comme la Faune et la Flore populaire de Rolland (sous béné- fice d'une critique rigoureuse des sources).

(2) P. 141. Pour la phonétique, voir p. 50 et p. 143.

16 LA GÉOGRAPHIE LINGUISTIQUE

cule seul a paru à Strasbourg en 1881 ; les cartes sui- vantes, manuscrites, ont été déposées, au fur et à mesure de leur achèvement, à la Bibliothèque royale de Berlin. L'enquête, faite par correspondance auprès des instituteurs, devait porter sur 30.000 localités.

Seules ont pu être publiées des œuvres plus modestes : l'Atlas du dialecte souabe, par Hermann Fischer (Tûbingen, 1895), qui ne comprend que 28 cartes ; l'Atlas linguistique du Danemark, par V. Bennike et M. Kristensen (Copenhague, 1898-1914), supérieur au précédent, et qui comprend une centaine de cartes. L'Atlas de la Hollande du Nord, avec cartes et texte, entrepris par le Dr J. Te Winkel, a vu sa publication interrompue. Un projet tenté pour l'Al- sace-Lorraine avant la guerre a échoué.

II faut enfin signaler, bien qu'il rentre dans la caté- gorie des glossaires, le monumental Idiolikon de la Suisse alémanique, publié par F. Staub et L. Tobler de Zurich dans le dernier quart du xix" siècle : car les précisions géographiques qu'il contient lui permettent de fournir une base à des recherches de géographie linguistique.

Dans le domaine roman, à la suite de l'Atlas de la France, d'autres travaux de cartographie linguis- tique ont été tentés. Le seul atlas linguistique qui ait paru à l'heure actuelle est celui du daco-roumain, par G. Weigand (Leipzig, 1898-1909): il n'a que 67 cartes, ne comprend pas le Banat, et offre d'assez sérieuses imperfections. L'atlas dialectologique de Normandie, entrepris par M. Guerlin de Guer, a été interrompu, toujours pour des raisons matérielles : le premier fas- cicule, publié à Paris en 1903 et relatif à la région de Caen à la mer, accusait une disproportion fâcheuse entre les cartes phonétiques (107), lexicolngiques (13) et morphologiques (3). Un autre Atlas de 500 cartes, embrassant la région de l'Aude, de l'Ariège et des Pyrénées Orientales, n'a pu être édité et a été déposé par son auteur à la bibliothèque de Halle.

ORIGINES, BUT, DOCTRINE 17

Tous ces essais infructueux, comme aussi la moindre importance des Atlas qui ont vu le jour, doivent nous faire apprécier davantage les efforts et la ténacité qui ont été nécessaires pour mener à bien l'Atlas linguistique de la France.

Pour le compléter par un nouvel apport de maté- riaux (Ij, ou le prolonger sur le terrain géographique, trois travaux considérables actuellement en prépa- ration sont relatifs à la Suisse romande, à l'Italie et au domaine catalan.

Entrepris en 1899 par MM. Gauchat, Jeanjaquet et Tappolet, grâce à l'appui financier des autorités fédérales et cantonales, le Glossaire des patois de la Suisse romande constituera, pour une région impor- tante de la Gaule romane, le type le plus parfait de cette reprise en sous-œuvre, signalée plus haut comme si désirable, du grand tableau comparatif esquissé par l'Atlas de M. Gilliéron. Le plan primitif a été singulièrement élargi, l'expérience acquise chaque jour a été mise à profit pour améliorer et perfectionner le projet; l'œuvre, conduite par des linguistes expérimentés, s'annonce comme capitale et de premier ordre. Elle a été précédée par la publica- tion d'une très complète Bibliographie linguistique de la Suisse romande (2), classée par grandes rubriques, qui en forme comme la préface.

Le Glossaire, extrêmement riche, qui sera le plus complet de tous ceux que nous possédions, renfer- mera les mots anciens, extraits des documents d'ar- chives, et les termes vivants recueillis sur place par les rédacteurs et leurs auxiliaires, ou envoyés par les correspondants en réponse à des questionnaires délaillés. La question des correspondants était la plus délicate : faite de 1900 à 1910, l'enquête par cor- respondance révéla vite la nécessité d'un contrôle et

(1) Voir aussi les Atlas dialectologiques et travaux connexes cités ci-dessous, p. 25.

(2) En 2 volumes (Neuchàtel, Attingrr, 1912-1919).

18 LA GÉOGRAPHIE LINGUISTIQUE

d'une enquête directe complémeataire, qui furent effectués au cours des années suivantes; les mots non véritiés seront enregistrés sous toutes réserves. Mots anciens et actuels, soigneusement localisés, seront tous classés dans un ordre alphabétique unique. Le glossaire sera illustré, et accompagné d'articles sur la vie, les mœurs et coutumes de la Suisse romande. La publication, par fascicules, du Glossaire, commencera bientôt.

En attendant, les auteurs ont fait paraître des relevés phonétiques très précieux, notés sur place par deux rédacteurs dont les divergences de notation sont enregistrées. Ce sont des tableaux comparatifs, sur lesquels une même phrase figure sous les aspects qu'elle revêt dans les patois de 62 localités. Six cents mots types y figurent. Un Atlas devait accompagner le glossaire : il devait comprendre 80 cartes portant sur 400 localités de la Suisse romande et des régions limitrophes ; les mots et formes avaient tous été relevés par les rédacteurs sur le terrain. Malheureu- sement la question financière rend sa réalisation de plus en plus problématique. On lo remplacera en par- tie par de petites cartes lexicographiques insérées dans le glossaire. Enfin une enquête très appro- fondie sur les noms de personnes et de lieux de la Suisse romande, dirigée par M. Ernest Muret, com- plétera cette œuvre magistrale, d'unerichesse unique de documentation, qui fera le plus grand honneur à ses auteurs et à la Suisse.

L'Altas linguistique de l'Italie du Nord constituera le complément géographique indispensable de l'Atlas de la France : tant de liens, de rapports, d'in- fluences ont uni, depuis des siècles, les deux pays, qu'on est souvent arrêté vers les Alpes dans les recherches de géographie linguistique, dans l'impos- sibilité actuelli l'on est de connaître avec précision la répartition des formes et des mots transalpins. Cette lacune va être prochainement comblée, grâce à une

ORIGINES, BUT, DOCTRINE 19

enquête patiente et méthodique entreprise par trois linguistes de valeur dont les efforts seront bientôt couronnés de succès.

L'Atlas linguistique de la Catalogne esiplns avancé(l) Préparé par MM. A. Griera et P. Barnils, qui sont Tenus, au préalable, s'initier en France, en Suisse et en Allemagne aux méthodes scientifiques, il fait partie d'une œuvre plus vaste entreprise par les jeunes romanistes catalans dans cet actif foyer de renais- sance scientifique et littéraire qu'est devenu Barce- lone. Un dictionnaire de l'ancien catalan, d'après le dépouillement des documents historiques, et un dic- tionnaire général de la langue catalane actuelle d'après une enquête par correspondance, sont déjà en chantier.

L'Atlas comprendra tout le domaine de langue catalane : Catalogne, province de Valence, lisière de l'Aragon jusqu'à Bosost, Roussillon et îles Baléares. Les localités ont été fixées après une enquête préli- minaire qui a permis de les choisir en connaissance de cause, afin de pouvoir enregistrer les principales variétés dialectales et les parlers les plus archaïques. M. Griera a recueilli lui-même tous les matériaux, en passant une semaine environ dans chaque localité, à raison de huit heures de travail par jour : il a choisi comme sujet dans chaque endroit une personne patiente, ayant des loisirs suffisants, connaissant bien les choses et usages du pays et n'ayant jamais quitté la localité (condition facile à réaliser en Espagne, bien plus qu'ailleurs). En cas de doute sur telle ou telle réponse, l'enquêteur consultait d'autres personnes et, à la fin du séjour, procédait à la révi- sion des parties douteuses du questionnaire.

L'auteur, qui s'est efforcé, on le voit, de mettre à profit certaines critiques adressées à ses prédéces-

(1) Une notice et des spécimens de cartes ont été publiés dans le Builleli de dialectologia catalana (juillet-déc. 1918).

20 LA GÉOGRAPHIE LINGUISTIQUE

seurs, a cherché également à augmenter la richesse des matériaux par rapport à l'Atlas linguistique de la France et à serrer les mailles du filet : l'Atlas com- prendra environ 3.500 cartes, dont la base est le questionnaire de l'Atlas de la France, avec de nom- breuses additions et la suppression de quelques mots qui n'ont pas ici leur raison d'être ; les cartes com- prennent 2o0 localités, ce qui donne une densité quatre fois supérieure à celle de l'Atlas de la France. Mais il est bien évident qu'une enquête aussi minu- tieuse et aussi détaillée n'était pas possible pour la France entière, dans les conditions l'ont entreprise MM. Gilliéron et Edmont. Quoi qu'il en soit, l'Atlas du catalan, exécuté avec une méthode très scienti- fique et dans des conditions particulièrement favo- rables, s'annonce comme une annexe des plus utiles du grand Atlas français.

La documentation comparative si riche de l'Atlas linguistique de la France a produit des résultats qui ont dépassé toutes les prévisions. Seull'Atlas a rendu possible la géographie linguistique, qu'on n'aurait même pas pu concevoir avant sa publication.

Le principal auteur, qui avait manipulé les maté- riaux pour les classer et les coordonner, était mieux placé que quiconque pour interpréter l'Atlas et dégager les enseignements, la philosophie des cartes. A lire celles-ci, à les méditer devant les vastes hori- zons du lac de Bienne près duquel il passait la belle saison, un monde nouveau est apparu à ses yeux : relations insoupçonnées entre les mots et les formes, voyages des mots, rencontres homonymiques, phé- nomènes pathologiques et remèdes appropriés em- ployés par le langage, rôle, à la fois destructeur et pro- tecteur, du français. Toute une conception nouvelle de la linguistique, s'élevant des patois aux langues

ORIGINES, BUT, DOCTRINE 21

littéraires, surgissait peu à peu. C'est ainsi, par ses travaux successifs, de plus en plus pénétrants et de plus en plus complexes comme la réalité elle-même, que M. Gilliéron fut amené à créer une science nou- velle, la géographie linguistique, dont nous avons entrepris de dégager ici les grandes lignes, d'après ses travaux et ceux de son école (1).

M. Gilliéron débuta, en collaboration avec J. Mon- gin, par une petite étude qui prit la A'aleur d'un manifeste, « -Scier dans la Gaule romane ». 11 publia ensuite dans la Revue de Philologie française, en collaboration avec J. Mongin, puis avec M. Roques. une série d'études analogues qui, réunies plus tard sous le titre d'Etudes de géographie linguistique, constituent la partie la plus simple, la plus claire et la plus accessible de son œuvre. Vient ensuite son travail, si solide et si bien construit, sur le clou et sa famille, intitulé Clavellus, qui est peut-être son chff-d'œuvre, et sa série originale, d'une marque très personnelle, Pathologie et thérapeutique verbales. Comme couronnement, son volumineux ouvrage sur l'abeille, d'une lecture difficile et réservée aux seuls initiés, mais d'une richesse considérable de faits et de pensée, plein de digressions suggestives et d'une grande hardiesse de conception et d'hypothèses.

II est facile de caractériser le talent de M. Gilliéron et la portée de son œuvre. L'auteur possède d'abord, à un degré qui a été rarement atteint chez les linguistes, le sens du patois, du parler populaire, delà vie réelle du langage, dont la méconnaissance avait si souvent faussé les recherches scientiliqups. Ce n'est pas lui qui attribuera aux parlers frustes du présent ou du passé, soumis aux attractions inconscientes et méca- niques de l'association des idées, ces raisonnements de grammairiens et de logiciens que j'ai eu si souvent

(1) Voir la bibliographie de ces travaux à la lin du présent volume.

22 LA GÉOGRAPHIE LINGUISTIQUE

l'occasion de reprocher aux théoriciens. Il était natu- rellement préparé pour l'étude des parlers de France, comme pour la réaction qu'il allait affirmer avec vigueur, voire avec loutrance des novateurs, contre la rigidité excessive des néogrammairiens. Tempéra- ment de révolutionnaire, d'iconoclaste, il prend plai- sir à ridiculiser les vieux dogmes, à démolir les doc- trines surannées. 11 est utile que de tels hommes surgissent à certaines époques, pour éviter à la science de se cristalliser, de s'enliser dans la routine, pour ouvrir toutes grandes les fenêtres et raviver l'air de la maison par un souffle nouveau.

Esprit très critique, recherchant volontiers le para- doxe pour mieux frapper l'imagination, polémiste caustique et redoutable, M. Gilliéron est en outre et surtout un créateur : s'il détruit, s'il fait table rase, c'est pour réédifîer à nouveau. A mesure qu'il avance, ses constructions se font de plus en plus hardies, complexes et subtiles : tels les architectes gothiques, confiants dans leurs calculs et voulant prouver leur maîtrise par une virtuosité sans cesse accrue, lan- çaient toujours plus haut les voûtes, agrandissaient les verrières, effilaient les arcs-boutants.

La méthode de travail peut donner lieu à quelques critiques. Ici encore M. Gilliéron entend appliquer, pour les matériaux dialectologiques, le procédé de la table rase. Dégoûté, on le conçoit, par le fatras des médiocres et mauvais travaux que les chercheurs locaux ont accumulés jadis sur les patois, il ne veut connaître et utiliser, pour les parlers populaires, aucun autre document que l'Atlas linguistique, qui lui offre seul, estime-t-il, les garanties désirables, parce qu'il sait dans quelles conditions il a été élaboré. Quant au passé, il se contente, en principe, des dic- tionnaires de Godefroy, pour l'ancien français, et de Littré, voire du Dictionnaire Général, pour le français moderne. Ce sont là, comme l'Atlas linguistique, de précieux et indispensables instruments de travail.

ORIGINES, BUT, DOCTRINE 23

mais qui (spécialement Godefroy) ne sont pas non plus impeccables, et qui surtout, tout comme l'Atlas, présentent forcément des lacunes et ne sauraient suf- fire à tout. Au reste (par exemple pour l'élaboration de Clavellus), M. Gilliéron a parfois compléter, sur un point spécial et dans une région donnée, les maté- riaux de l'Atlas par une enquête supplémentaire. Mais il est arrivé en revanche rarement il est vrai, tant son intuition est sûre que l'insuffisance de sa documentation historique ou des données de l'Atlas a compromis la solidité de certaines hypo- thèses, même fondées sur le calcul des probabilités (1). Si les idées de M. Gilliéron sont très claires, l'ex- position en est souvent ardue on ne saurait dire confuse et compliquée par de nombreuses digres- sions qui, à vrai dire, se greffent naturellement sur le sujet. Des collaborateurs, comme aussi des vulgarisa- teurs lui ont été utiles pour simplifier et clarifier ses exposés et dégager les grandes lignes d'une archi- tecture complexe et touffue. Mais il reste le novateur et le créateur puissant, et quoiqu'on puisse lui reprocher de s'être isolé, cet isolement fut sans doute la condition et la cause de son originalité, si c'en fut aussi la rançon.

C'est le propre des découvertes françaises d'être appréciées d'abord à l'étranger. En France, en dehors d'un petit cercle de spécialistes, M. Gilliéron fut longtemps ignoré; il dut faire éditer à ses frais plusieurs de ses ouvrages, dont la première édition porte la firme d'une infime librairie d'une petite ville suisse ils figuraient sur les rayons entre une bible et un manuel de jardinage. Chez les Allemands, au contraire, ce fut dès le début un véritable engouement : avec l'esprit d'imitation qui les caractérise et aussi

(i;Pp. 43 et 79.

24 LA GÉOGRAPHIE LINGUISTIQUE

avec l'intuition qui leur fait reconnaître la valeur des découvertes d'autrui ils se sont attelés, dès avant la guerre, à des travaux de géographie linguistique. Mais leurs qualités réelles de ténacité et de travail ne pouvaient compenser, en l'occurrence, une lourdeur d'esprit native, qui réclame des tâches préparées, des cadres tout prêts, des formules de recherches prééta- blies, bref, des chemins tracés d'avance. S'agit-il, comme ici, de mettre en jeu l'esprit de finesse, d'aller à la découverte, de manier l'hypothèse, ils devaient forcément trébucher. De la géographie linguistique ils n'ont guère vu que l'extérieur, l'appareil des cartes et des schémas; ils n'ont pas compris l'esprit souple de la méthode, variant suivant les cas et plastique comme la vie à laquelle elle doit s'adapter. Aussi leurs déductions, échafaudées avec plus de logique que de sens linguistique, reposèrent souvent sur des porte-à-faux.

Dans la Suisse alémanique, au contraire, le mélange des deux cultures a produit (quoi qu'on ait pu dire) une orientation d'esprit bien différente, M. Gilliéron recruta quelques élèves brillants qui, après s'être instruits auprès de lui et s'être assimilé le suc de ses travaux, poursuivirent des recherches du même ordre en leur imprimant un caractère per- sonnel. M. Jud, chercheur consciencieux, esprit méthodique et d'une clarté toute latine, épris de larges synthèses qu'il peut se permettre après des analyses fouillées et pénétrantes, a appliqué la méthode au passé et s'est efforcé, en remontant peu à peu, de reconstituer les aires anciennes, les voyages des mots au moyen âge, les étapes delaromanisation et les couches successives du latin vulgaire, les rapports d'interpénétration entre le latin et les langues voisines, enfin les aires des mots antérieurs à la romanisation (1). Dans le même ordre d'idées,

(1) V. pp. 162 et 178.

lORIGINES, BUT, DOCTRINE 25

M. Jaberg, avec des qualités analogues, a publié des études non moins intéressantes de géographie lin- guistique historique, en s'attachant notamment aux phénomènes si complexes des formes nominales et Terbales; il a en outre dégagé, l'un des premiers, dans sa Sprachgeograp/iic. les grandes lignes de la nouvelle science (1). Dans le domaine morphologique, M. flubschmied a fait une œuvre de premier ordre, et très originale, sur l'imparfait un franco-provençal.

En Autriche, M. Léo Spilzera combinant les doc- trines de ses deux maîtres, MM. Gilliéron et Meyer- Liibke, a publié quelques études de valeur dans les- quelles il s'efforçait de mettre en relief les rapports entre les mots et les choses et de faire bénéficier la géographie linguistique d'une connaissance appro- fondie le l'histoire des objets (2).

En France, les disciples de M. Gilliéron ont hésité, par crainte des faux-pas et des critiques du maître, à s'engager sur la voie si brillamment ouverte parle créateur de la géographie linguistique. Mais l'esprit de la nouvelle méthode n'en a pas moins pénétré tous l€s travaux des jeunes dialectologues depuis une quin- zaine d'années (3). On a surtout cherché à grouper des faits, à compléter l'œuvre de l'Atlas de la France en donnant des atlas plus complets de régions res- treintes ; Landes (Millardet), Angoumois (Terracher), Ardennes(Bruneau), Vosges (0. Bloch). L'un des plus marquants, M. Terracher, s'est inspiré de la doctrine pour établir sa théorie si originale, fruit d'une patiente enquête, sur la désagrégation du système des flexions dans les patois et sur la corrélation entre la frontière des anciens fiefs et la limite de certains faits linguistiques (4), D'autres rapports du même

(1) Voir aussi, comme essai de synthèse, pom" l'Italie, le livre de M. Savj Lopez cité à la Bibliographie.

(2) Voir p. iU.

(3) Voir la Bibliographie à la fin du volume. (i) Ci-après, p. 98.

26 GÉOGRAPHIE LINGUISTIQUE

genre ont été recherchés, dans les Ardennes, par M. Bruneau, entre la répartition actuelle de certains phénomènes et l'aire des anciennes colonisations germaniques. M. Oscar Bloch, de son côté, avec une méthode très vivante, a étudié la pénétration du français dans les patois vosgiens, et a mis surtout en valeur les innovations particulières en les ratta- chant aux tendances qui peuvent en rendre raison.

J'ai entrepris, pour ma part, des étufles de géo- graphie linguistique, en complétant l'Atlas par des documents dialectaux offrant une garantie suffi- sante, et spécialement par le résultat de mes enquêtes personnelles en Auvergne, ce qui permet de serrer davantage les mailles du réseau, tout au moins sur cer- taines régions, d'analyser avec plus de chances d'exac- titude la répartition actuelle base de leur histoire des types à grande variabilité lexicale, et de déga- ger un certain nombre de faits nouveaux relatifs notamment à la spécification des termes (1), aux centres de rayonnement (2) et aux courants locaux : je me suis efforcé également, sur un autre terrain, d'appliquer les méthodes de la géographie linguistique à la formation et à l'évolution des argots (3).

(1) Ci-après, p. 123 et suivantes.

(2) P. 170 et suivantes.

(3) Les argots franco-provençaux, i" partie.

CHAPITRE II

But et caractères g-énéraux.

L'interprétation des cartes; la stratig-raphîe

linguistique.

La géographie linguistique a pour but essentiel de reconstituer l'histoire des mots, des flexions, des groupements syntaxiques d'après la répartition des formes et des types actuels. Celte répartition n'est pas l'effet du hasard; elle est fonction du passé et aussi des conditions géographiques et du milieu, dont l'homme est solidaire. Ce n'est pas au petit bonheur que sont disséminées et groupées, à une époque quelconque, les variétés lexicales et morpho- logiques, et qu'on dit pour reprendre un exemple précédent mouche à miel dans l'Orléanais, ê dans le Nortl,aye//een Anjou, essette dans l'Est, abelho dans le Midi. II s'agit, en s'aidant des critères géogra- phiques et sociaux, de la psychologie populaire, des documents linguistiques anciens et récents, de retrouver les lois qui ont précédé aux transforma- tions, aux créations, aux groupements, aux voyages, à la vie et à la lutte des mots.

Le premier résultat de l'Atlas était évidemment de renouveler et d'élargir la dialectologie, au sens propre,

28 LA GÉOGRAPHIE LINGUISTIQUE

c'est-à-dire l'étude des patois, en permettant de mener désormais à bien les recherches comparatives. Autre- fois une comparaison superficielle avait conduit à l'idée fausse du dialecte, qui fut définitivement rui- née par le tracé des limites phonétiques, se coupant et s'entrecroisant irrégulièrement en tous sens. Effrayé par la bigarrure infinie de la masse des patois, qui apparaissait comme rebelle à toute clas- sification, le linguiste se rabattit sur la monographie locale, et chercha l'unité dans la commune, dans la paroisse. Réaction nécessaire; mais le point de vue menaçait de devenir un peu étroit. Chacun risquait de s'enfoncer, de se murer dans sa cellule linguistique en faisant abstraction des phénomènes environnants.

Précisément la géographie linguistique vient briser ces nouvelles cloisons, ou montrant que les patois sont tous solidaires les uns des autres, en faisant réapparaître les grands et les petits courants qui toute époque de l'histoire, ont traversé la France comme les autres pays en sens divers. A l'étude du patois qui était certes indispensable, mais qui ne pouvait suffire elle substitue, ou sil'on préfère, elle superpose l'étude du mot à travers les patois. Et elle réalise ainsi, après les monographies locales, ces monographies phénoménales prévues et souhaitées par Gaston Paris et par M. Antoine Thomas.

Mais tout en étudiant les parlers populaires, la géographie linguistique revise le procès des mots français comme elle le fera pour l'italien, l'espa^ gnol, le portugais, etc., quand nous posséderons les atlas de ces pays. Si elle contredit sur certains points la méthode classique, elle doit surtout la complétai et la rectifier.

On connaît les principes essentiels de la recherch étymologique : étant donné un mot, repérer son anté cèdent le plus ancien dans la langue; retrouve ensuite sauf le cas d'emprunt à une langue vol sine ou à une langue savante dans un des idiome

ORIGINES, BUT, DOCTRINE 29

originaires (pour le français : latin, germanique, etc.) un prototype qui satisfasse à la fois les lois de la phonétique et les exigences du sens; et s'appuyer, si l'on peut, sur des langues ou des patois apparentés lorsque ceux-ci possèdent une forme voisine du mot. Mais on rencontre souvent des difficultés en cours de route : obstacle phonétique, écart sémantique, diver- gences graves entre les formes de régions difiérentes. Alors, force est bien de tâtonner, et si la phonétique décèle souvent l'emprunt étranger, elle ne suffit pas toujours à cette tâche. Plus dangereuse encore peut- être l'explication d'une irrégularité par l'étymologie populaire, par l'analogie d'un mot : si cette influence est parfois probable, plus rarement certaine, elle constitue souvent une hypothèse a priori trop com- mode, parfois même dangereuse.

Dans ces divers cas, la géographie linguistique prêtera son appui et viendra ajouter de nouveaux garde-fous aux barrières phonétiques et séman- tiques.

La phonétique nous a appris que le mot abeille a été emprunté au Midi : c'est tout. Regardons la carte de l'Atlas : elle nous montre que cette forme est remontée du sud jusqu'à Paris en recouvrant tout le centre; elle nous enseigne que la migration a été progressive, et elle détermine le chemin parcouru. Elle nous apprend bien d'autres choses encore : que Vavette de Ronsard est localisée autour de la basse Loire; que abeille est inconnue à presque tout le nord de la France, mouche à miel a remplacé l'apis latine reléguée aux extrémités du territoire.

Pour les actions analogiques, il est bien certain que guipillon est devenu jadis goupillon sous l'in- fluence de la « queue de goupil » (renard). Mais si nous trouvons dans un patois cla pour fléau battre le blé], faudra-t-il expliquer cette anomalie par un fait du même genre, et imaginer l'influence de claquer ou de clapper^ Et lorsque l'orgelet est appelé com-

30 LA GÉOGRAPHIE LINGUISTIQUE

père-loriot, si nous pressentons une étymologie popu- laire, nous ne voyons pas ce que le compère, voire le père a de commun avec un petit bouton. Interrogeons maintenant la géographie linguistique. Dans le pre- mier cas elle nous dira halte-là! vous faites fausse route ; et elle nous expliquera pourquoi le phénomène s"est produit, et pourquoi il n'a pu se développer que dans telles régions. Dans le second, elle nous indi- quera la cause première de l'analogie, et nous mon- trera en outre sur quel territoire elle s'est manifestée» Je reviendrai bientôt sur ces deux exemples (1).

« « «

Mais le fait capital, c'est que la géographie linguis- tique — et par elle nous apparaît comme une véri- table géologie du langage reconstitue, si l'on peut dire, par leurs affleurements actuels, les couches suc- cessives des mots en grande partie enfouies. Les mots se sont succédé les uns aux autres, mais il est rare que le premier occupant ait été complètement délogé de s 'S positions, qu'il ne se soit pas conservé dans tel ou tel coin du territoire, qu'il n'ait pas laissé de trace dans la langue par ses dérivés ou par les actions qu'il avait exercées sur d'autres mots. Toute la difficulté consiste, pour le nom d'un objet ou d'une idée, à retrouver l'âge respectif et les aires succes- sives des types aujourd'hui juxtaposés, comme le géologue reconstitue les mers jurassiques ou créta- cées par l'inspection des falaises et des carrières.

Pour arriver à ce résultat, il faut savoir lire et interpréter les cartes de ï Atlas. Nous allons envisa- ger d'abord un des cas les plus simples et les plus clairs, celui de jument (2).

(1) P. 61 et 153 Pour les noms do l'abeille, voir aussi p. 35 et 42.

(2) Pour plus de détails, je renvoie à mon élude « jument t dans mes Essais de géographie linguistique (p. 19).

CARTE I

STRATIGRAPHIE LINGUISTIQUE

LES NOMS DE LA JUMENT EN FRANCE

D'après l'Atlas linguistique de la France et des recherches personnelles.

ryy-:-PS Réqions jument se dit eqa -

^^^ _f d°- ï d2 ?cavala. cavale,

ijniiiiii!! .d? ; dg-- -Jument

Créalions récentes et sporadiques t dame jnère. Douline,etc)

Il napas été tenu compte des variantes juhnente jumotte.jubine . |

Voir la carie plus détaillée, en cou/eurs, doos /es Lssais de géographie LLnguiîlique de l'auteur.

32 LA GÉOGRAPHIE LINGUISTIQUE

La carte « jument » de l'Atlas nous offre trois aires essentielles : l'aire èga, la plus délabrée, occupant une petite région homogène dans le Massif Centrai et quelques îlots épars dans le Midi et les Alpes (1) ; l'aire « cavale », qui règne surtout le Midi, débordant sur l'Italie septentrionale, avec larges îlots au nord de l'Auvergne, en Lorraine et en Wallonie; enfin l'aire <( jument », la plus importante de toutes, qui occupe presque tout le Nord et le Centre, de la Charente au Jura et du Lyonnaise la Normandie et à l'Artois, avec de petits îlots dans le Sud-Est. Dans quelques endroits, la jument porte le nom du cheval; çà et apparaissent quelques créations locales, mère, dame, pouline, bête à poulain, bêle de che^'al, et des variantes, plus ou moins apparentées à « jument », jubine dans l'Ile-de-France et la Champagne, jumente, jumande, jumolte dans les Vosges.

Pour déterminer la stratigraphie de ces termes, il suffit d'interroger l'histoire. Celle-ci nous apprendra que «jument » se disait au xiii^ siècle ive dans le Nord (avec des variantes yeve, yeuve), èga dans le Midi ; que jument avait alors, dans toute la France, le sens unique de « bête de somme », et que cavale est un mot italien qui a franchi les Alpes vers la fin du moyen âge. Elle nous enseigne en outre, comme en témoigne un exemple de 1271 cité par Godefroy, que c'est d'abord dans l'extrême nord que le mot jument a passé du sens ancien de « bête de somme » au sens actuel de « femelle du cheval » (parce que la femelle du cheval était dans le nord la bête somme presque uniquement employée), pour gagner plus tard la région parisienne et effacer complètement l'ancien mot ive, que sa constitution phonétique de mot trop court (2) mettait en état d'infériorité.

Nous pouvons désormais reconstituer aisément, en

(1) Hors de France, le mol est resté en Espagne (sous la forme yegua, egua).

(2) Voir plus loin, p. 83 et suivantes.

ORIGINES, BUT, DOCTRINE 33

combinant les données historiques et géographiques, la position respective des couches. L'aire méridionale èga (qui représente, comme l'ancien français ive, le latin equa) est la plus ancienne et de formation pri- maire ; c'est un mot qui est partout en recul et qui n'a cessé de perdre du terrain depuis le moyen âge. Ensuite cavale, venue d'Italie, s'est largement répandue dans le Midi et la région lyonnaise, d'où elle a gagné d'une part la basse Auvergne, d'autre part la Wal- lonie : elle a former dans tout l'est moyen une aire cohérente, s'étendant de Lyon à Liège, mais lais- sant à part la région vosgienne, des variantes locales de jument se sont développées. Enfin du jour jument, au sens actuel, a gagné Paris, ce mot a rayonné sur un vaste territoire : formation tertiaire coupant à l'Est, en plusieurs tronçons, l'aire cavale, gagnant le Lyonnais elle sépare les « cavales » d'Auvergne de celles de l'Ain et de l'Isère, envoyant même des avant-gardes dans la région alpestre : il est remarquable que pour les trois îlots de « jument » relevés par l'Atlas dans le territoire « cavale », il s'agit de sujets jeunes, enclins en outre au néologisme par leur profession (1) un des nombreux cas apparaît féconde la psychologie des sujets de l'Atlas. Quant aux créations éparses comme mère, dame, pou- line, — elles apparaissent comme des alluvions locales, en dehors de jubine, qui pourrait représenter, dans la région parisienne, des débris d'une couche plus ancienne que « jument » (au sens actuel).

Il y a des cas les ressemblances sont encore plus accusées entre la stratigraphie linguistiqueet géo- logique. Voici par exemple le mot lèvre. L'aire la plus ancienne est celle d'un type prélatin, poUo ou polla, qui forme la couche primitive affleurant à

(1) A 837, garde champêtre, 38 ans; à 940, ouvrier gantier, trentaine ; enfin surtout à 965, élève de l'école normale, 18 ans.

34 LA GÉOGRAPHIE LINGUISTIQUE

l'heure actaelle dans la région pyrénéenne, les Alpes de Savoie et les Vosges. Elle a été disloquée et en majeure partie recouverte par le puissant apport sédimentaire du latin labra qui, sous les formes actuelles labro, lauro, lèvre, recouvre les deux tiers de la France. Enfin des formations régionales déve- loppées çà et là, notamment dans la basse vallée du Rhône « bouche » au sens de « lèvre », ou dans la région girondine balot, représentent des alluvions de la dernière période.

Ce n'est pas un hasard, une simple coïncidence, si les mots les plus archaïques se retrouvent en géné- ral dans les montagnes et si les formations néo- logiques se sont développées dans les plaines : cela tient aux conditions qui ont présidé au rayonnement et à la propagation des mots et qui sont nécessaire- ment en rapport avec la géographie physique (1). Mais il ne fau rait pas pousser trop loin la compa- raison, car à côté des conditions géographiques, des conditions purement sociales entrent aussi en jeu : nous verrons ainsi qu^ la Wallonie, contrée de plaine, est sensiblement aussi archaïque que la région pyré- néenne et l'est souvent plus que les Alpes, parce qu'elle est adossée, au nord et à l'est, aux langues germaniques. Si l'on examine la carte « lèvre », on verra que la couche primitive « pott » occupe non seulement les Pyrénées, mais presque tout le bassin de la Garonne. Enfin des formations linguistiques récentes s'observent aussi bien dans les montagnes que dans les plaines, sur les plateaux comme dans les vallées. 11 importe donc de ne pas se payer de mots et de ne pas prendre au pied de la lettre des comparaisons qui font image, mais qui représentent deux réalités de faits fort différentes à maints égards. Nous venons de citer des exemples très simples^ pour lesquels on ne saurait hésiter dans l'interpréta-

(1) Ci-dessous, pp. 156 et 177.

ORIGINES, BUT, DOCTRINE 35

\ tion de la carte. En général les faits sont plus com- plexes, la reconstitution des aires plus délicate, et plusieurs hypothèses peuvent se présenter à l'esprit. Soit la carte « abeille ». La généalogie des mots qui ont désigné et désignent cet insecte en France a donné lieu à un gros volume d(i M. Gilliéron. Sans entrer dans le détail des nombreux problèmes posés, signalons l'un de ceux qui paraissent, de prime abord, les plus simples à résoudre. Le plus ancien type connu est le latin apis qui a laissé ou parait avoir laissé des résidus dans l'extrême nord, dans les îles anglo-normandes, dans la Suisse romande, enfin dans le Médoc sous la forme aps. Or, M. Gillié- ron conteste, avec de sérieux arguments à l'appui, que Vaps médocain soit le résidu indigène d'apis, parce que la forme ap n'a jamais été signalée au moyen âge dans le Midi, et pour d'autres motifs dont l'exposé nous entraînerait un peu loin ; il estime que c'est une ancienne forme saintongeaise ep (disparue plus tard devant abeille), qui a traversé la Gironde et a été habillée à la gasconne. Malgré sa complexité apparente, cette hypothèse est plausible, mais elle n'est nullement prouvée : tous les mots régionaux sont loin de se rencontrer dans les anciens textes; la survivance de nap, navet (lat. napis) dans les mêmes patois médocains, de compte à demi cette fois avec une partie des Pyrénées, tend au contraire à appuyer l'autochtonisme de ap{s), en Médoc, qui ne saurait surprendre davantage qu'un ep présumé en Saintonge; les influences directes de la Saintonge sur le Médoc demanderaient à être prouvées, les néologismes fran- çais allégués ayant pu venir de Bordeaux. Bref la (Question reste en suspens : seul l'examen attentif d'anciens textes médocains pourrait la trancher, sui- vant qu'on y trouverait ap ou abelha pour désigner l'abeille. Une fois de plus l'histoire doit prêter main- forte à la géographie linguistique.

36 LA GÉOGRAPHIE LINGUISTIQUE

Les aires linguistiques sont susceptibles de dépasser le domaine homogène d'une langue ou d'idiomes étroitement apparentés comme des parlers romans. Sous l'empire romain, les peuples cantonné-; à la périphérie, notamment les Germains transrhénans, les Celtes de Grande-Bretagne et les Yascons avaient emprunté au lalin de nombreux mots pour désigner des objets ou denrées du Midi, des choses ou des idées nouvelles, expression d'une civilisation supé- rieure. Certains termes ont été conservés jusqu'à nos jours en celtique, en germanique ou en basque, alors qu'ils ont disparu en majeure partie ou même totalement chez les héritiers directs du latin. Voici par exemple Saiurni-dies (le jour de Saturne) qui désignait le samedi, en latin, dans tout l'Empire avant l'époque chrétienne : à l'heure actuelle il n'émerge que dans l'anglais saturday et les dialectes néerlan- dais; en France, Italie, etc., il est enfoui sous le latin chrétien, -^ sambaii ou sabbati dies[i): c'est ce que M. Jud appelle, d'un mot imagé, une couche brisée, dont une extrémité subsiste en pays germanique, tandis que tout le reste s'est effondré sous la pres- sion de la couche suivante.

Parfois le germanique ou le celtique donne la réplique à une région romane très éloignée : ainsi le lalin plebsj qui avait pris à l'époque chrétienne le sens de paroisse, n'est plus conservé que dans le kymrique (du pays de Galles) p/u)i/"(2), dans le rhéto- roman (des Grisons) plaif et l'italien dialectal pieve

<l) V. ci-dessous p. 178. Le second élément du mot a été refait en anglo-saxon Salurni-dies est devenu Saturn(i)- dag. d'où, saturday.

,2) Du gallique le mot a été réimporté en Armorique au vr siècle par l'invasion bretonne, dans les noms de lieux Plou- et Pieu- (Plougastel, l'ieudihen) qu" on trouve en Bre- tagne jusqu'à l'extrême limite de l'avance bretonne.

ORIGINES, BUT, DOCTRINE 37

(partout au sens « paroisse »). Cette couche sous-ja- cente, qui recouvrait jadis toute la latinité et son pour- tour, n'émerge plus qu'en deux régions très éloignées, recouverte dans l'intervalle, Angleterre, France, Suisse et Italie alpestres, etc., par les représentants deparochia [a.ng. parish, fr. paroisse, it. parocchia, etc.) qui a triomphé de plebs en Gaule puis aux alen- tours.

Ces anciens emprunts au latin sont précieux à tous égards. Non seulement ils nous permettent de reconstituer, dans le domaine roman, des couches submergées par des alluvions postérieures, mais encore ils nous aident à préciser la chronologie des évolutions phonétiques —autrement dit : des change- ments de prononciation dans les langues romanes et de confirmer certaines étapes.

Nous savons depuis longtemps que c latin devant e, i se prononçait k : pour aboutir aux sons actuels, tch en italien, s interdental en espagnol, s en français [ts en ancien français), le son a passer antérieure- ment par les étapes A: mouillé (ou palatalisé), puis / mouillé, comme nous l'observons pour des groupes analogues dans les patois actuels. Si nous en dou- tions, le basque comme l'allemand viendrait nous l'apprendre : le premier a emprunté le mot qui désigne chez lui la ciboule, tipola, à l'époque le latin vul- gaire cepolla {c\a.ss\q\ie caepulla) était devenu tyepola; le second a importé census lorsqu'il se prononçait tyensus, d'où l'ancien germanique tins (allemand actuel Zins, cens). Au contraire des mots comme Keller (cellier) remontent à l'époque bien plus lointaine le c de cellarius se prononçait encore k, et Kaiser à l'époque le latin vulgaire n'avait pas encore réduit à e la diphtongue ae de Caesar, ce qui nous ramène tout au début de l'Empire.

Voilà longtemps que l'on a établi qu'à l'époque de Cicéron le v latin se prononçait comme le w anglais actuel : son identique au w germanique et au digamma

38 LA GÉOGRAPHIE LINGUISTIQUE]

grec qui existait encore à l'époque homériqao (1) ; par la suite, ce son, en latin vulgaire, a pris la valeur du V actuel. Or le germanique a emprunté certains mots, comme le nom du vin (ancien haut allemand win, anglais loinei avant cette transformation, tandis que le nom de la violette (ail. feilchen, diminutif d'une ancienne forme fil, assourdissement du radical de viola) est un emprunt postérieur à la formation du son V. Au point de vue social, n'est-il pas intéressant de savoir que les mots les plus anciens que les Ger- mains aient empruntés à Rome sont le nom du vin et le nom du Kaiser?

» « *

Une constatation qui se dégage des premières études de géographie linguistique, c'est le principe de la continuité des aires. Toute aire qui apparaît aujourd'hui disloquée et fragmentée formait autrefois un tout continu. Il s'agit, bien entendu, de l'aire d'un mot ancien : les néologismes, qui peuvent apparaître aux novices sous un aspect analogue, puisque leurs avant-gardes semblent former des îlots comme on l'a vu pour «jument», ne sauraient évidemment ren- trer dans cette catégorie. Ce principe n'est qu'une application spéciale d'une loi linguistique beaucoup plus générale : les ilées n'ayant avec les expres- sions que des relations de fait, l'identité d'une racine ou d'une forme, dans deux langages différents, pour désigner une même chose ou une même fonction, ne peut être l'effet du hasard, mais prouve la parenté des deux types, c'est-à-dire leur existence commune antérieure (2).

(1) Ce digamma est tombé par la suite sans lasser de trace: comparer le grec classique oTvo; au lati n mnMwi, tôeîv à videre, etc. M. Haveta montré que la métrique exigeait le rétablissement, dans les poèmes homériques, du digamma, sans 1 .quel nombre de vers seraient faux.

(2) Cf. A. Dauzat, La philosophie du langage, p. 39-40.

ORIGINES, BUT, DOCTRINE 39

L'application du principe ne souffre aucune diffi- culté lorsqu'il s'agit, en pays roman, d'un type latin, qui se présente aujourd'hui dans des aires fragmen- tées et dont l'histoire nous atteste la répartition ancienne : ainsi pour apis, abeille ; ainsi pour equa, qui désignait jadis la jument dans tout l'Empire romain et qui est réduit aujourd'hui, comme on l'a vu, sous la forme ègo, à des îles plus ou moins vastes au sud de la France ; ainsi pour /)/e6s, dont on ne retrouve plus les survivances qu'en Italie, dans le Grisons et le pays de Galles. Par induction on a été amené à reconstituer de même les aires de mots prélatins : ce n'est pas un hasard si la même racine pott désigne la lèvre à la fois en Gascogne, en Savoie et dans les Vosges : ce mot n'étant ni latin, ni postérieur au latin, et ses résidus étant séparés par des formations latines, il ne peut s'agir que d'un terme antérieur à la conquête romaine. Ici d'ailleurs la continuité ancienne de l'aire est attestée par l'existence actuelle d'un dérivé, dont l'extension est beaucoup plus vaste que colle du mot racine : poutoii, baiser, existe en effet dans tout le Midi, des Pyrénées à la Savoie.

La question est plus délicate lorsqu'il s'agit défor- mations plus localisées et spécialement de formations sémantiques. Si nous trouvons par exemple le mot « cigale » au sens de hanneton sur plusieurs points de la France, que devons-nous penser? Devons-nous admettre l'existence ancienne d'une aire continue « cigale » au seiis de hanneton, réunissant dans un tout homogène tous les points le phénomène existe à l'heure actuelle? Ce n'est pas certain à priori : le même changement de sens a pu se pro- duire indépendamment en diverses régions, lorsqu'il y avait ici et une cause commune également impé- rieuse. La nature de cette cause est souvent délicate à discerner; aussi aura-t-on recours, autant que pos- sible, à des adjuvants analogiques.

Pour le cas que je viens de citer, le hanneton

40 LA GÉOGRAPHIE LINGUISTIQUE

reçoit le nom de cigale à la fois dans les Deux-Sèvres (point olO de l'Atlas) et dans deux localités du Puy- de-Dôme, isolées et éloignées l'une de l'autre, je l'ai relevé : Joze et Saint-Martin-des-Plains. Or un autre mot a servi à désigner la cigale dans le Puy- de-Dôme, c'est l'ancien nom de l'oignon, ceba, chebo, appliqué par métaphore à la cigale (aux Martres-de- Veyre, etc.). Précisément, dans la même région, à Aubière, cheba désigne à son tour le hanneton. Il n'y a donc pas continuité de l'aire « cigale = hanneton », mais tendance spontanée et indépendante des mots qui désignent la cigale à s'appliquer au hanneton. Le motif, c'est que la cigale est un insecte excessive- ment rare, tant dans le Puy-de-Dôme que dans les Deux-Sèvres; son nom, qui correspondait dès lors chez les paysans à un concept assez vague, était tout prêt pour servir de substitut à un terme défaillant. La contre-épreuve nous est fournie encore par les patois du Puy-de-Dôme : à Cournon, cebo désigne la sauterelle.

Autre exemple, celui de la belette. La belette est un petit animal naturellement gracieux et que de nombreux langages ont appelé la « jolie » : fran- çais belette (diminutif de belle), provençal poiiUdo, ancien anglais fairy, bavarois schœnthierlein, danois kjœnne, etc. Bien qu'il faille faire la part des traduc- tions possibles d'un langage à l'autre, de telles expres- sions étant susceptibles de voyager et de s'adapter, il n'en est pas moins vrai qu'une semblable méta- phore peut surgir indépendamment dans des régions différentes, et que l'existence isolée de belette ou de poulido, avec cette valeur, sur différents points de la France, ne suffit pas à elle seule, à priori, pour éta- blir la continuité ancienne de l'aire. Au contraire l'idée de joliesse n'est point associée naturellement à la fourmi. Si la fourmi est appelée belette, ce ne peut être qu'à la suite de circonstances particulières à une région, qui ne sauraient se reproduire indépen-

ORIGINES, BUT, DOCTRINE 41

damment en divers endroits. Par suite, lorsque nous trouvons belette = fourmi dans trois parties de l'Au- vergne, actuellement séparées, mais pas trop éloi- gnées l'une de l'autro, nous sommes fundés à conclure qu'il s'agit d'une seule aire antérieurement homo- gène, car une telle association d'idées ne se retrouve nulle part ailleurs dans le domaine gallo-roman (1).

Ou peut déjà pressentir par quelques-uns des exemples précédents et l'on s'en rendra encore mieux compte par la suite— comment la géographie linguistique, partie de l'étude des patois, peut arriver à renouveler l'histoire des langues littéraires, dans le cas particulier, du français. Chaque langue litté- raire est nécessairement solidaire de ses dialectes, d'où elle a tiré le meilleur de son suc. Et voici qu'au- jourd'hui s'avère comme une vérité profonde la bou- tade de Charles Nodier, qui ne pensait pas être pro- phète en écrivant, voici près d'un siècle : « Tout homme qui n'a pas soigneusement exploré les patois de sa langue, ne la sait qu'à demi. »

Il ne faudrait cependant pas exagérer. Après avoir trop négligé l'influence des parlers populaires de France sur le langage de la société cultivée de Paris notre français actuel, il serait imprudent de vouloir désormais tout expliquer par les patois dans l'évolution d'une langue qui a connu comme elle connaît encore ses évolutions spontanées, et dont les transformations sont dues aussi pour une bonne part à des influences littéraires, étrangères ou «avantes. Réaction inévitable dans laquelle sont entraînés les innovateurs.

La généalogie des mots qui ont désigné l'abeille

(1) Pour plus de détails, Cf. A. Dauzat, Essais de géographie linguistique, p. 79.

42 LA GÉOGRAPHIE LINGUISTIQUE

dans la région parisienne, telle qu'elle est proposée par M. Gilliéron, repose par endroits sur des fils extrê- mement ténus dont on ne peut, à la réflexion, mé- connaître la fragilité. Le pivot essentiel de son rai- sonnement est une forme rarissime èp (1) signalée au XV' siècle dans une coutume d'Anjou pour désigner l'abeille « en Franco », c'est-à-dire dans l'Ile-de-France. Or vers la même époque, à peine plus tard, apparaît déjà à Paris la forme actuelle abeille. Est-il dès lors nécessaire, parce que certains patois, plus ou moins éloignés de la capitale, attestent l'existence régionale de telle ou telle série de maillons, de reforger, pour expliquer le remplacement de l'ancien é (représentant direct de apis) par abeille, toute la chaîne hypothé- tique d'une succession, qui semble assurée dans le Nord mais qui est peu vraisemblable à Paris : e ep é-ep mouche-èp moiicheite mouche à miel mouche-abeille abeille? Pourquoi le mutilé phoné- tique qu'était e, après quelques essais d'emplâtres thérapeutiques à la finale (:2), n'aurait-il pas été rem- placé directement, à la ville ou à la campagne, par la forme méridionale abeilleon par la métaphore indigène mouche à miel? Inutile de chercher bien loin les rai- sons qui ont put faire appeler l'abeille une mouche : nous verrons que les désignations de certains ani- maux, plantes ou objets sont sujets chez le paysan à de singuliers flottements et que celui-ci n'est pas exigeant quant à la spécification des termes (3). Il n'est pas moins dangereux de fonder des raisonne- ments sur la logique populaire. M. Gilliéron ne peut

(1) Rarissime dans lIle-de-France son existence est des plus douteuses : le témoignasTe delà Coutume d'Anjoa est fort sujet à caution, un Angevin ayant fort bien pu confondre une forme francienne et une forme picarde ou artésienne. Ep et eep sont au contraire courants, vers le xv* siècle, en Artois et en Hainaut.

(2) Ci-dessous, p. 90.

(3) P. 125-126.

ORIGINES, BUT, DOCTRINE 43

croire que i'abeille ait été appelée normalement une moucliette, sans que ce mot représente une déforma- tion (Je moiiche-èp. Le bon sens, dit-il, ne saurait tolérer que l'abeille fût une « petite mouche ». M. Jaberga rétorqué non sans raison (1) que le suffixe peut avoir ici une valeur surtout caressante, comme dans le langage enfantin, et que l'abeille est désignée fréquemment par un diminutif, en espagnol, en italien dialectal, en portugais, en bernois, etc. De plus, il y a mouche et mouche : et l'abeille ne peut-oUe être la mouchette par rapport à la mouche à vianîe, qui esl la grosse mouche? En tout cas, il n'est nullement justilié de transposer à Paris, par simple induction, les phénomènes qui ont pu se passer dans les patois du Nord, de l'Est ou de l'Ouest.

Et surtout, pour la langue littéraire d'abord, mais aussi pour les patois, il importe de confronter les matériaux actuels avec le plus grand nombre pos- sible de documents historiques bien localisés. Sans cet appui solide, les esprits les plus pénétrants s'exposent eux-mêmos à des déconvenues. Ainsi l'examen comparatif des patois de l'Est avait ami>né M. Gilliéron à cette conclusion qu'en Lorraine, mou- chette était une formation récente pour désigner l'abeille, et que le nom ancien de cet insecte devait être es&ette (2). Or M. Jaberg, après une étude appro- fondie des anciens textes lorrains, n'a retrouvé nulle part esselte, mais partout mouchette, dès le xiv^ siècle, c'est-à-dire à une époque bien antérieure à celle où, d'après M. Gilliéron, essette se serait formé (3). L'his- toire est donc le garde-fou nécessaire delà géographie linguistique : l'une et l'autre sont étroitement soli- daires, comme l'histoire et la géographie tout court. D'une façon plus générale, on ne doit jamais

(1) Homania, XLVI, p. 133.

(2) Généalogie des mots qui ont désigné Vabeille, p, 123-124. •i) homania, loc. cit., p. 131. M. Gilliéron a répondu dans

liologie et thérapeutique verbales, IV, 29-52.

44 LA GÉOGRAPHIE LINGUISTIQUE

perdre de vue que la géographie linguistique est une science qui se fait, un être jeune aux pas encore incertains. Elle a déjà posé de nombreux principes généraux. Mais à côté de ces jalons bien fixés, maintes solutions positives sont plus délicates à élu- cider, parce que les faits sont complexes et que le champ d'action respectif des divers principes n'est pas toujours nettement délimité. Plus d'une hypo- thèse séduisante se présente à l'esprit et apparaît trop volontiers comme une certitude aux yeux de son auteur. Les raisonnements les plus rigoureux ne sont pas toujours suftîsants et le calcul des proba- bilités lui-même ne prouve rien si l'une ou plusieurs des données multiples du problème ont été mal posées. Sous peine de discréditer la méthode elle- même, le conseil s'adresse surtout aux débutants il importe de se mettre en garde contre des embal- lements inévitables et des illusions fâcheuses, en s'entourant de la documentation présente et passée la plus riche possible, en faisant une critique serrée des sources et en confrontant les matériaux les uns avec les autres, en multipliant les rapprochements ana- logiques et les présomptions, et en évitant, même en présence des hypothèses les mieux construites, les affirmations téméraires.

On n'oubliera pas non plus que les principes qui président à ces recherches, et que nous allons dégager dans les pages suivantes, ne résultent pas de conceptions à priori, mais de l'examen et de l'analyse impartiale des faits : ils sont donc sujets, le cas échéant, à des mises au point et à des retouches.

CHAPITRE III

Les tendances et les principes.

Apportant une nouvelle méthode et affirmant de nouvelles tendances, la géographie linguistique marque une réaction très nette contre les doctrines antérieures. Jusqu'à quel point s'affirme cette réac- tion? S'agit-il d'une subversion totale des principes antérieurement admis? ou au contraire d'une mise au point, d'un agrandissement et d'une adaptation des constructions scientifiques aux exigences nou- velles? Nous ne croyons pas que la géographie lin- guistique doive sérieusement saper le solide édifice élevé par la rigoureuse méthode des néo-grammai- riens. Elle ne doit pas être, elle n'est pas une bolche- visation de la science, et certaines outrances de polé- mique, sous la plume de ses promoteurs, ne sauraient être prises à la lettre. En réalité elle ne se place pas exactement sur le même terrain, car elle se soucie assez peu de l'étymologie pure. Elle ne s'ef- force point de battre en brèche, tout au moins par voie directe, les équations, les rapports établis entre les mots actuels du français, par exemple, et leurs prototypes celtiques, latins, germains, italiens ou anglais. Mais il ne faut pas croire qu' « avec ces

46 LA GÉOGRAPHIE LINGUISTIQUE

correspondances simples on touche la réalité des choses (1) ». Cette réalité est infiniment plus com- plexe : ce sera précisément l'œuvre de la géographie linguistique de nous le montrer.

Bien plus qu'à l'origine, la nouvelle science s'at- tache à l'histoire des mots, qui sans doute n'a pas été négligée auparavant, mais qui n'avait guère été envisagée sous cet aspect : la distribution géogra- phique des vocables, leurs migrations, leur exten- sion, leur recul, les rencontres, les chocs, les alté- rations survenus au cours de ces voyages.

Il n'est pas douteux cependant que la géographie linguistique détruit avant de bâtir, et que ses ten- dances générales peuvent se classer en deux groupes : d'abord les principes négatifs, par lesquels elle s'at- taque aux constructions anciennes ; ensuite les prin- cipes positifs qui constituent l'armature de l'édifice nouveau.

* *

Les principes négatifs se condensent en une for- mule : réaction contre la rigidité des lois phoné- tiques.

Les néo-grammairiens, nous l'avons dit, avaient établi la constance des lois phonétiques, suivant laquelle, à une époque et dans un langage donné, un son, dans la même position, avait éprouvé dans tous les mots, sans aucune exception, la même trans- formation ; les exceptions apparentes s'expliquaient par des influences analogiques. Ainsi dans la région parisienne au vii^ siècle, tout c placé devant un a s'est palatalisé en ky (son qui devait plus tard aboutir à ch) dans tous les mots sans exception : canlare a abouti à chanter, campum à champ, caslel- lum à château, calorem à chaleur, vacca à vache, etc.

(1) A. Meillkt, Linguistique hisiorique et linguistique géné- rale, p. 308.

ORIGINES, BUT, DOCTRINE 47

Partout nous avons le groupe ca en français moderne, il s'agit de mots qui ont pénétré plus tard dans la langue, venus d'Italie depuis la Renaissance comme camp ou cantatrice, du provençal comme cap ou castel, ou repris au latin par les savants comme calorie. Gaston Paris a eu la patience d'étudier dans un travail célèbre le sort de ïo long latin tonique libre (1) dans tous les mots, passés en français, qui présentaient ce son : et il n'a trouvé aucune excep- tion à la loi suivant laquelle il s'est diphtongue en ou (plus tard eu) au début du moyen âge.

Les néo-grammairiens ont-ils donc été victimes d'une illusion? On pourrait le croire si l'on s'en rap- portait aux affirmations de M. Gauchat qui, sur ce point, contredit radicalement la définition précé- dente :

« La loi phonétique, dit-il, ne s'attaque pas à tous les exemples à la fois; les uns sont destinés à se développer rapidement, d'autres restent en arrière, quelques-uns offrent une forte résistance et réus- sissent à braver tout essai de transformation. »

Moins dogmatique, plus prudent et aussi, croyons-nous, plus près de la vérité dans son étude si fouillée sur les mirages phonétiques (2), M. Gilliéron pose en principe que les séries homo- phones dans les patois actuels, séries analogues au ch français provenant de c devant a latin, à l'eu issu de 0 long tonique libre, etc., ne remontent pas néces- sairement au latin par filiation directe, et sont loin de représenter dans toutes les cellules linguistiques, comme on le croyait volontiers voici une trentaine d'années, une tradition locale ininterrompue. Sur- tout à notre époque, en France, l'action du français et du patois plus francisé des centres urbains et des bourgs, a produit dans les parlers locaux des troubles

(1) C'est-à-dire suivi d'une seule consonne ou d'un groupe •combiné comme /r, pr...

(2) Eludes de géographie linguistique, pp. 49-80.

48 LA GÉOGRAPHIE LINGUISTIQUE

innombrables qui ont provoqué mainte régression (l)y mainte discordance et souvent des réorganisations artificielles de séries.

Voici par exemple un patois qui dit klyou ;clou), clouer, kyèr (clair) et le reste à l'avenant : c'est un désordre parfait, au milieu duquel il est difficile de retrouver un traitement phonétique de la série c/. Si dans un patois voisin cette série est réorganisée sur le modèle ky, kl ou kly, c'est un trompe-l'œil contre lequel M. Gilliéron a raison de nous mettre en garde, car il serait souverainement imprudent en consi- dérant le désordre avéré de certains patois de conclure, la régularité existe, qu'elle est tradi- tionnelle et que le groupe cl latin s'y est toujours maintenu, ou a abouti, sans soubresauts et normale- ment, soit à %, soit à ky. L'auteur a le droit de se demander si les influences perturbatrices produites aujourd'hui par le français n'ont pas pu être exercées autrefois par d'autres langages directeurs.

Scepticisme salutaire qui nous prémunit contre les excès de confiance et qui, si on l'approfondit, ne met pas en cause le principe même des lois, mais invite à serrer de plus près et plus rigoureusement les con- ditions qui ont présidé aux évolutions du langage. Ne sont-ce pas les néo-grammairiens qui ont remar- qué les premiers que le libre jeu des lois phonétiques peut être troublé par des actions analogiques ? Eh bien! ces influences externes se manir^stent plus souvent qu'ils ne le croyaient et sur des points ils ne les soupçonnaient pas. Différence, on le voit, surtout de degré.

Les troubles observés par M. Gilliéron (et que M. Guerlin de Guer avait jadis notés en Normandie, n'exercent d'ailleurs pas leurs ravages partout ave( la même fréquence, soit dans l'espace, soit dans 1( temps. Le choix des exemples donnés dans les

(1) Pour la régression, v. ci-dessDUs, p. 59 et suivantes.

ORIGINES, BUT, DOCTRINE 49

« mirages phonétiques», comme l'examen des cartes de l'Atlas, suffit à le prouver. Les patois de la langue d'oïl, plus délabrés, y sont les plus sujets; mais ceux du Midi n'y échappent pas entièrement, et même, comme ils sont plus raisonneurs, plus reconslructeurs, ils peuvent plus aisément induire en erreur l'ob- servateur superficiel. Les régions limitrophes sont particulièrement favorables, et les séries peu nom- breuses sont spécialement troublées (1). D'un autre côté l'histoire des langues littéraires, surtout aux époques elles cherchent à se fixer, fourmille de ces fausses lois phonétiques qu'un examen plus attentif suffit à dénoncer : j'en citerai des exemples typiques quand je parlerai de la régression (2).

Ce qui a trompé souvent les néo-grammairiens, c'est qu'ils croyaient que les actions analogiques laissaient toujours derrière elles un résidu et qu'elles n'aboutissaient jamais à une uniformité complète comme la loi. C'est en effet le cas le plus fréquent; mais on observe aussi, plus d'une fois, de fausses lois, d'origine analogique, qui ne comportent aucune exception dans l'état actuel du langage. Ainsi dans la région de Vinzelles (arrondissement d'issoire), le groupe -ri à la finale des mots, mais seulement devant une pause, est toujours devenu -rèi; ainsi on dit va a Parèi (il va à Paris) à côté de Pari i gran (Paris est grand). J'ai longtemps cru à une loi phonétique, jus- qu'au jour le phénomène des fausses régressions m'a mis sur la voie : il s'agit d'une analogie avec les anciens mots terminés en èi qui, dans le cours des phrases, changeaient èi en î, ne gardant la diph- tongue que devant la pause. Cet î {i long ouvert) s'affai- blissant en i après un r, l'analogie a joué entre les finales rei ri; d'après le ri i mor, vivo le rèi (le roi est mort, vive le roi), on a dit : Pari i gran, va a Parèi.

(1) Ci-dessous, p. 51.

(2) Ci-après, pp. 59 et suivantes.

50 LA GÉOGRAPHIE LINGUISTIQUE

Les limites phonétiques, telles que s'efforçaient jadis de les tracer les néo-grammairiens, existent bien en réalité, et il est exagéré de dire, comme M. Jabfrg (1), que ce sont des abstractions, bien qu'il soit juste d'ajouter avec lui que chaque mot a son histoire spé- ciale. Il est exact quf, si l'on s'en tient uniquement aux données de l'Atlas sans les interpréter (et sans les confronter au besoin avec d'autres documents), la limite de la diphtongue oi d'étoile ne correspond pas exactement à celle de toile ni à celle de mois, et le c (k) n'a pas absolument la même aire géographique dans canta'r), canter ^chauler), dans vaco, vaque (vache) ou dans caussar, cavsser (chausser), soit dans le Midi, soit dans le Nord. Mais remarquons d'abord, avec M. Jaberg, que les écarts sont bien plus grands dans le Nord et s'y expliquent normalem -nt par le déla- brement actuel des patois sous l'action perturbatrice du français, qui varie naturellement suivant les régions et selon les mots. Dans les contrées au lan- gage populaire bien conservé, il y a des limites pré- cises, comme le savent fort bien ceux qui les ont établies sur le terrain, tels M. Antoine Thomas, M. Ronjat ou moi-même (2) ; dans le Midi, les limites qu'on peut tracer avei; l'Atlas se suivent île très près et coïnciilent le plus souvent.

Ces limites peuvent être troublées de deux façons. D'abord, phonétiquement, en ce qui concerne les séries peu nombreuses auxquelles j'ai déjà fait allu- sion : des échanges de mots ayant lieu forcément entre les zones limitrophes, les formes similaires d'une série numériquement peu représentée peuvent être profondément troublées, et la langue ne réagit

l) Sprackgeographie, p. 6.

(2) J'ai relevé dans le Puy-de-Dôrae la limite de la conser- vation de s devant k, t, {eskudéla, testa, espina), commune par commune, et je l'ai trouvée partout excessivement nette, en dépit de quelques échanges de formes entre les deux zones {Annuaire de l'Ecole pratique des Hautes-Etudes, 1901).

ORIGINES, BUT, DOCTRINE 51

pas. Voici par exemple le cas de rf latin entre deux Toyelles, qui devient :: au midi (Gascogne exceptée) et tombe au nord, mais ne se présente que dans un petit nombre de mots restés populaires : oWa (crue), nuda (nue), medulla (moelle), peduculus (pou), sudare (suer), taeda torche, puis résine) et deux ou trois autres. La limite traverse le Puy-de-Dôme, mais elle n'est pas précise : on ne peut que tracer une zone de flottement, au nord de laquelle d tombe toujours, au sud de laquelle il devient toujours z, mais à l'inté- rieur de laquelle 7iuo peut coexister avec suza, ou pezué (pou) avec sua, tandis qu'un même langage peut hésiter entre mezoulo et meoulo pour moelle.

Le second trouble est d'ordre géographique. Il se rencontre certaines localités placées aux conlins de sphères concurrentes d'influences sociales ; celles-ci sont assez puissantes pour désorganiser le système phonétique d'un parler. On comprend dès lors que le français de Paris, dont le rayonnement est consi- dérable, puisse exfrcer aujourd'hui une telle action sur des régions entières.

D'une façon générale, il est très difficile, sinon impossible, suivant la remarque d'un philologue italien, de se servir de l'Atlas pour établir des limites phonétiques. Non point, comme l'a malicieusement insinué M. Gilliéron, parce que les linguistes y cherchent des limites qui n'existent pas, mais parce que les points de l'Atlas sont trop éloignés les uns des autres, et que les limites phonétiques doivent se tracer sur le terrain, commune par commune, après l'élimination préalable des vocables allogènes qui rarient nécessairement de région à région, de pays à pays, de vallée à vallée. Le moindre lapsus prend ici, avec l'Atlas, des proportions énormes, alors que dans une enquête plus détaillée il sera aussitôt reconnu et éliminé. Supposons par exemple qu'à Moissac (649), comme bien des indices nous permettent de le sup- poser, l'ouvrier lithographe interrogé par M. Edmont

52 Ll GÉOGRAPHIE UNGOISTIOIE

np soit cas (contrairement à sa déclaration) origi- naire ea",l,ité, mais soit natif de la rive gauche de la Garonne : ainsi s'expliqueront certain» gas- conismes incompréhensibles de ce sujet, et par sui e on ievra supprimer la pointe anormale que, d âpre ces données ferait le gascon, pour certains mots et farmps en Tam-et-Garonne. '"Qu'autre point de vue, pour les V^énornenesen

cours d'évolution qu'on peut '^''"'^^«^anXl vation confirme, sinon tout au début, du moins 1res raniderent, la constance des lois phonétiques, qui s'explique d'ailleurs par le jeu normal des organes et run«ormisati.,n de l'habitude : il est naturel un k car exemple, soit toujours prononcé devant un t d'eîa même taç^n (lorsqu'il n'est pas .nnuencé par ^s sons précédents). Aussi observons-nous P=^ ««»Pl«' nue dans les parlers populaires du nord de la France 2a de l'Auvergne, k s'est palatalisé à l'époque moderne J^vanU, u ou el dans tous les mots et, sans aucune excention ; que l mouillé a été remplace a Pans par TaZZieux) et r prépalalal par r grasseyé sans .1 reste un seul exemple du son primitif. On peut mul- iplTer de tels exemples, qui confirment ceux du passé^ La constance des lois phonétiques reste donc, en principe hors de toute atteinte. Mais nous devons tel le plus grand compte, pour établir ces lois, des a, ertissemenîs .le la géographie linguistique qm Tous tient en garde contre 'es déterminations ha ives et a fait ressortir, avec une vigueur dontnous devons 'ùi savoir gré, le phénomènes multiples qui viennen en ^rouble? le' libre jeu et en compliquer la naise au noint Comme l'a dit très justement M. Meillet ,1., il ne s'agit pas de battre en brèche les lois, mais au con traire, en leur donnant plus de souplesse, de leur infuser une nouvelle vie.

(1) Bulletin de la Société de Linguistique, XIX. 35 propos de M. Hubschmied).

ORIGINES, BOT, DOCTRINE 53

La géographie linguistique est plus féconde encore par sa doctrine positive.

C'est la vie qui pénètre la science. Les linguistes d'hier envisageaient les mots comme des entités, sinon mortes, du moins abstraites. Si .\rsène Dar- mesteter avait eu, le premier, l'intuition de la vie et des luttes des mots, il considérait encore cette vie en logicien et en psychologue, qui enferme les évo- lutions des mots dans des catégories grammaticales, qui étudie les phénomènes intellectuels en dehors des sujets concrets, indépendamment de leur ambiance géographique. Au contraire, on nous montre aujour- d'hui que les mots et les formes, comme les indi- vidus, ont leurs attaches au sol, que les batailles qu'ils se livrent entre eux n'ont pas lieu dans les nuages de la métaphysique, mais dans telle ou telle contrée, comme les combats des hommes. On voit sur la carte leurs voyages, leurs migrations ; on repère les routes d'invasion, les grands courants d'échanges par le langage suit la civilisation et le commerce.

La géographie linguistique dégage d'abord les con- ditions internes qui ont présidé, dans un langage donné, aux luttes des mots : le triomphe de tel vocable peut être à un élément positif qualités du mot vainqueur ou négatif défauts du mot vaincu. Elle met surtout en valeur l'importance de la forme dans les évolutions, et la simplicité des asso- ciations d'idées auxquelles sont soumises les trans- formations du langage, confirmant sur ce point les théories que j'ai soutenues depuis longtemps.

Elle se place en outre sur le terrain des réalités concrèli's, et exauce le vœu de M Meillet, en don- nant l'importance qu'ils mériteiftaux faits sociaux et en approfondissant davantage l'histoire externe des

54 LA GÉOGRAPHIE LINGUISTIQUE

mots. Elle étudie et doit étudier encore l'histoire des choses, suivant les desiderata de M. Meyer-Lùbke, parallèlement et solidairement avec celle des mots. Réactions réciproques entre la forme et le sens et influences analogiques d'unepart, phénomènes d'ordre social, échanges de formes, voyages des mots d'autre pari, étude interne et externe du langage», point de \ vup statique et cinématique, tels sont les deux ordres ' de faits, bien différents en théorie quoique souvent , amalgamés dans la pratique, dont nous allons dégager | d'abord les traits essentiels, pour les étudier ensuite ' séparément et par le détail dans les deux parties suivantes du présent ouvrage.

A l'intérieur d'un langage donné, on envisagera sous de nouveaux aspects l'évolution des sens et des formes II convient d'abord de rappeler une fois de plus que l'étude des idées, abstraction faite des mots qui les expriment, ne relève pas de la linguistique mais de la psychologie. La science du langage c'est une vérité trop souvent méconnue ne s'occupe donc pas des sens en eux-mêmes, mais seulement dans leurs rapports avec les mots : c'est dire que la séman- tique, ou étude des sens, est intimement liée à l'élude des formes au sens large). Bien que ce principe général fût admis, on n'en tenait pas suflisammeni compte, et c'est un des mérites de la géographie lin guistique de l'avoir remis vigoureusement en relief

L'importance de la forme va s'accuser dans 1 double jeu des similitudes qui avait été trop long temps méconnu : attractions homonymiques, qui pro voquent les innombrables étymologies populaires causes des altérations ; rencontres homonymique jusqu'alors insoupçonnées, un des principaux fac teurs, sinon le principal, de la disparition des mot«

ORIGINES, BUT, DOCTRINE 55

Les (( accidents (1) », que l'école classique rejetait dédaigneusement dans les appentis, sont replacés rudement en façade par une réaction peut-être exa- gérée mais nécessaire.

L'analyse des altérations provoquées spécialement par l'homonymie remet en honneur une conception nouvelle, en opposition dereclief avec la doctrine des néo-grammairiens, et qui réhabilite des idées chères à l'ancienne grammaire. Sous la double action des lois plionétiques et des actions analogiques, le lan- gage tend à se détériorer. Par une réaction d'auto- défense propre à tous les organismes vivants, il cherche en lui-même les remèdes nécessaires pour rendre la santé aux mots et aux fonctions qui s'altè- rent ; mais il n'y parvient pas toujours et il a souvent besoin de demander un appui à un idiome supérieur, à une langue littéraire. Telle était, en lin de compte, la conception des grammairiens classiques ; mais la géographie linguistique l'a complètement renouvelée en l'édifiant sur des bases scientifiques et en faisant surgir un nouvel ordre de faits ignorés : la patholo- gie et la thérapeutique des mots et des formes.

Le développement du sens est, sous plus d'un rap- port, étroitement lié à la forme ; non seulement des similitudes de formes provoquent des attractions de sens ou des répulsions, mais le mot est inséparable de son groupe. Il ne s'agit pas seulement ce qui était déjà connu, bien qu'on ait tiré du principe des conséquences nouvelles des rapports entre le mot racine, ses dérivés et ses composés. A côté de ces familles qu'on peut appeler formelles, il existe ceci est plus nouveau des familles sémantiques étroitement solidaires, comme les jours de la semaine, ou les mois de l'année. De leur côté les flexions des

(1) J'en ai lente le premier une synthèse et une classification {Essai de méthodologie linguistique, pp. 28-30) qui demande- rait à être remise au point à la suite dus travaux de M. Gillié- ron.

56 LA GÉOGRAPHIE LINGUISTIQUE

noms et des verbes entrent dans des systèmes com- plexes d'associations qui conditionnent et expliquent leurs réactions multiples. Enfin les formes verbales et nominales, tout comme certains phénomènes pho- nétiques, sont en étroites relations avec la position des mots dans la phrase et sont souvent fonctions des combinaisons syntaxiques.

L'analyse du vocabulaire prête à des remarques nombreuses qu'il n'a pas encore été toujours possible de synthétiser. D'une façon générale, en est d'abord frappé par la complexité d'un langage donné qui, de prime abord, parait simple : différences suivant les classes sociales et suivant la profession, en raison de l'âge et du sexe, variations d'une famille à l'autre d'après les antécédents, les origines et les traditions.

Au sein de cette masse hétérogène, cnlîn, il s'a- gira de déterminer les conditions qui président à la naissance et à l'évolution des mots, car les actions homonymiques, malgré leur importance, ne sauraient rendre raison de tout. Il faudra rechercher dans quelles limites se meut la création spontanée, pour- quoi on lui préfère l'emprunt et vice-versa, comment le nouveau nom d'un objet n'est souvent à l'origine qu'un surnom ou un terme explicatif. Il faut se rendre compte enfin des imperfections psychologiques de ceux qui élaborent et transforment le langage, des relations assez flottantes entre le mot et la chose chez l'ill 'ttré ou le demi-illettré, du peu de précision des termf'S qui désignent des espèces animales ou végé- tales, voire des parties du corps aux limites mai définies, des confusions verbales produites par la transformation des objets grâce aux perfectionne- ments incessants de fabrication. D'où des glissements perpétuf^ls de sens, dus surtout à des causes psy- chiques et sociales, et dont il serait vain de demander l'origine aux seules actions mécaniques provoquées par la forme et les altérations des mots.

ORIGINES, BUT, DOCTRINE 57

» «

On ne peut isoler les parlers les uns des autres : tel est le second des grands principes actifs et peut- être le plus fructueux enseignement de la géographie linguistique, car c'est de celui-ci qu'ont décuulé tous les autres. Altérations de formes et de sens, créations et transformations sont intimement liées aux voyages et au rayonnement des mots.

Les monographies locales, qui se sontmultipliées de 1875 à 1910, ont fait leur temps : elles étudiaient l'évo- lution d'un patois phonétique, morphologie, syn- taxe, etc., en isolant arbitrairement cette cellule linguistique de ses voisines et en supposant, bien à tort, que ce parler populaire représentait l'évolution spontanée et régulière du latin vulgaire apporté dans la région seize ou dix-huit siècles auparavant. Loin de constituer l'exception, les échanges, les emprunts, les influences réciproques ont été la règle. Ce sont les lois qui ont présidé à ces actions et réactions, avec leurs causes et leurs conséquences, qu'il s'agit de dégager.

Ces déplacements, ces mouvements incessants expliquent la variété actuelle des parlers, qui est due sans doute en partie, mais pour une faible partie seu- lem^^nt, à de lointaines causes ethniques résultant des invasions, des migrations et du dosage dilférent des races suivant les lieux. Mais l'unité linguistique d»'S régions et, plus tard, des nations, résulte avant tout de l'unité de civilisation et de la vie en commun, de même que la grande variation géograhique actuelle de certains patois, qu'on observe surtout dans les montagnes, s'explique essentiellement par Je long état d'isolement dans lequel ont vécu les populations

des diverses vallées. Les voyages des mots sont instructifs à plus d'an

titre. C'est au cours de leurs déplacements que les

58 LA GÉOGRAPHIE LINGUISTIQUE

termes sont le plus sujets à s'altérer, et d'autant plus qu'ils s'éloignent davantage de leurs points de départ. Ces voyages ne s'opèrent point au hasard : les mots suivent les grandes voies géographiques empruntées par les invasions comme par les échanges commer- ciaux et les relations sociales normales; eux aussi se heurtent à des barrières naturelles formées par la mer, les montagnes, les espaces inhabités, comme aussi aux barrières linguistiques qu'offrent les grou- pements humains parlant des langues foncièrement différentes, et réfractaires. par suite, aux échanges intellectuels.

Mots, formes et locutions rayonnent surtout autour des grands centres urbains, qui sont à la fois des foyers de civilisation et, d'une façon plus restreinte, d'irradiation linguistique. L'importance de l'action exercée varie selon les époques : très faible à une période de morcellement politique et d'anarchie comme l'époque féodale, très puissante au contraire lors des grandes concentrations politiques et sociales, sous l'empire romain comme de nos jours. Ces centres sont hiérarchisés, depuis la capitale jusqu'aux bourgs, en passant par les métropoles régionales et les chefs- lieux de « pays » ; leurs positions, leurs sphères d'actionsrespectives (surtoutcelles desgrandscentres). se sont déplacées dans un certain rayon et ont varié suivant les âges. Mai» en dépit des différences de temps, les rapports sont frappants entre les phéno- mènes généraux aujourd'hui et jadis, par exemple entre le processus de romanisation en Gaule et de francisation dans la France moderne.

DEUXIÈME PARTIE

LES PHÉNOMÈNES INTERNES DU LANGAGE

f\

CHAPITRE PREMIER

Les chang-enients de forme.

Régression; rencontres et attractions

homonymiques.

Les phénomènes qui affectent la forme des mots ou qui ont leur point de départ dans cette forme même, et qui ne relèvent ni de la phonétique évo- lution normale de la prononciation ni des flexions grammaticales, sont les faits les plus nouveaux que la géographique linguistique a mis en lumière, a classés, et dont elle a révélé l'importance- et l'exten- sion jusqu'alors insoupçonnées. Ces changements divers, relégués dédaigneusement jadis parmi les « accidents » sans intérêt, comptent au contraire parmi les plus curieux et les plus suggestifs, car ils nous permettent de saisir sur le vif les facteurs psy- chiques, inconscients ou demi-conscients, qui pré- sident aux transformations du langage, et les divers procédés par lesquels s'exercent l'analogie et l'asso- ciation des idées.

Ils montrent comment, par la régression, un idiome subit, jusque dans la physionomie de ses mots, l'in-

60 LA GÉOGRAPHIE LINGUISTIQUE

fluenced'unelanguesocialementsupérieure; comment, par le télescopage, il se débarrasse des homonymies à la suite des rencontres formelles provoquées par le jeu de forces aveugles ; comment, en revanche, i'attractioL analogique peut jouer, sous forme d'étymologie popu- laire, pour rendre homonymes deux termes voisits de forme et souvent très éloignés par le sens; com- ment enfin le mot dans la phrase est susceptible de s'accrocher à des particules ou à des désinences qai, par suite d'une fausse perception de la coupe des mots, amputent le terme d'un de ses éléments ou, au contraire, lui ajoutent un membre postiche. Tels sont les quatre groupes de phénomènes que nous passe- rons successivement en revue.

C'est par l'étude de ces divers ordres de faits qu'on se rend compte que le langage n'a pas obéi à des lois abstraites, à des raisonnements de grammairiens. Pour comprendre son histoire, il faut replacer celle- ci dans son milieu psychique et social. Il faut s'être penché sur i'àme fruste du paysan et avoir dégagé les mobiles susceptibles de l'impressionner.

La régression, spécialement la fausse régression, était déjà connue les Allemands l'appelaient umge- kehrle Sprechweise mais la géographie linguistique lui a donné une importance nouvelle. A toute époque de leur histoire, les parlers populaires ont subi plus ou moins liufluence d'un langage socialement, sinon linguistiquement supérieur, celui de la métropole ou de la capitale : le français, chez nous, a remplacé depuis longtemps le latin dans ce rôle, qui fut tenu dans le Midi, pendant quelques siècles, par des dia- lectes littéraires provençaux. Plus ou moins incons- ciemment, les patois cherchent à se rapprocher de ce langage supérieur : c'est un curieux indice d'une tendance au « perfectionnement », d'une

LES PHÉNOMÈNES INTERNES DU LANGAGE 61

volonté collective obscure qu'on n'aurait guère soup- çonnée dans les parlers populaires. \ « A tous les degrés le langage est l'objet de préoccu- pations où se mêlent à la volonté d'être pleinement intelligible, la conscience de la diversité de parlers individuels ou locaux, le sentiment confus d'une hié- rarchie des parlers et des formes, un désir obscur de mieux dire. Le langage est ainsi l'objet d'une étude incese^ante, d'un travail d'amélioration et de retouche, qui paralysent la liberté de son développe- ment [i) ». Excellente définition, il n'y aurait guère à critiquer que le mot « étude », qui dépasse certainement la pensée des auteurs.

Reprenons laforme cla pour « fléau ». Elle n'est point isolée, car elle voisine, par exemple, avec clambe pour flamme, ce qui suffirait à nous mettre en garde contre une explication fondée sur l'analogie d'un mot. Mais voici qui est plus probant : le fait ne se produit que ou / s'est mouillé dans les groupes /?, cl, etc. Ces groupes ont fusionné en un même son ly [l mouillé). Ici joue la régression. Les patois ont eu conscience que chez eux lyé, je suppose, correspondait au fran- çais « clef » ; et, comme les mots commençant par cl étaient de beaucoup les plus nombreux, non seule- ment les patoisants ont changé hjé en clé, régres- sion régulière mais aussi lya en cla, ne percevant plus la parenté du mot avec « fléau ».

Ces fausses régressions abondent dans les patois. Dans la Beauce, l'armoise est dite herbe d'armoire, et cela dans laseule région ou Vr placé entre deux voyelles s'était changé en s (s). On acorrigépèze enpère, armoize [meuble] en armoire : et armoise (plante) a suivi avec quelques autres mots. Mais le z est resté dans les noms de lieu comme Ouzouer (qui représente oreoir = oralorium). Dans le Morvan, on dit lierbre pour

(i) GauÉRON et Roqîes, Etudes de géographie linguistique, p. 74.

62 LA GÉOGRAPHIE LINGUISTIQDE

herbe, parce qu'on a appris à corriger arb' en arbr{e). \ Les régressions tiennent une place considérable i dans l'histoire de la prononciation du français, et j surtout du français moderne, qui est en voie de se ' renouveler de ee chef (1). Beaucoup de sons disparus " ou en voie de disparition ont été rétablis, des évolu- lutions phonétiques enrayées sous l'influence de !a prononciation conservatrice et archaïque des classes supérieures, guidées ici par les grammairiens et par l'écriture. Les noms propres nous donneront d' - témoignages irrécusables : si, à Paris, la rue des Jeui- neufs est devenue la rue des Jeûneurs, et la rue aux Oves {oies) rue aux Ours, c'est qu'on prononçait les jeù-neû comme les jeùneû, et les pour les ours comme pour les oues.

L'hésitation entre e et a en français, qui s'est mani- festée dans les textes littéraires du xiv^ au xvi« siècle, avec son maximum au xv*, a disparu par la suite sans laisser d'autres traces dans la langue que certains mots ayant e (ou ai) au lieu de ïa antérieur tradi- tionnel, comme chair, épervier, gerbe (ancien français char, épQrvier,jarbe), ou inversement a poure, comme harceler (dérivé de herse), sarcelle (ancien français cer~ celle). Comment expliquer ces deux tendances con^ traires, alors qu'elles sont également attestées par les contemporains comme étant des prononciations pari- siennes? Les lois générales de la phonétique (par comparaison avec les autres langues et les patois), comme aussi l'analyse plus serrée des témoignages de l'époque nous ont permis d'arriver à la conclusion suivante. La phonétique, dans cette position, avait changé e en a dans la prononciation populaire Les grammairiens, la Cour, la bourgeoisie ont réagi ; mais, dans cette réaction, il s'est glissé de nombreuses erreurs; ce n'est pas un hasard si les écrivains nous

(1) Cf. pour le XVII* siècle, Th. Rosset, Les origines de la prcn nonciation française au xvii* siècle, 1910.

LES PHÉNOMÈNES INTERNES DU LANGAGE 63

rapportent que les dames »Je Paris arrivaient à dire jerder ei même Péris, pour se distinguer du peuple qui disait pardre. Les grammairiens et le bel usage ont fini par rétablir l'ordre traditionnel, mais la pro- nonciation populaire extirpée a laissé quelques résidus dans les mots du type harceler, tandis que chair, gerbe, etc., sont les témoins des fausses régressions. Même explication pour la scission, si bizarre de prime abord, qui, vers la même époque, a coupé en deux séries la diphtongue oi dans les mots français. Tandis que la majorité d'entre eux conservaient la prononciation traditionnelle ouè, dans les autres ouè se réduisait à è (écrit ai à partir du xviii* siècle) : dans les imparfaits et les conditionnels [chantais, chanterais, etc.), dans certains noms de peuple comme Anglais, Français, etc., et dans des mots isolés comme frais, faible, monnaie. Nous avons même un doublet parfait dans François-Français, le nom de peuple s'écrivant, jusqu'au xviii^ siècle, comme le prénom, et s'clant prononcé longtemps Fransouè comme lui. Cette fois encore l'examen attentif de faits un peu complexes tend à prouver que la prononciation pari- sienne populaire avait réduit ouè à è dans tous les mots vers le xiV' siècle; les forces conservatrices de la langue, écoles, grammairiens, usage plus ar- chaïque des classes dirigeantes arrivèrent à main- tenir dans certains milieux sociaux, puis à réintro- duire dans les autres la prononciation traditionnelle, à l'exception de certains mots et formes l'usage populaire l'emporta. Il est remarquable que, dans ces derniers, rentrent les terminaisons de flexions verbales (imparfait et conditionnel), il était beaucoup plus difficile d'extirper la prononciation populaire que dans des termes isolés. De même ce sont les noms des peuples les plus connus au XV* siècle (1), Français, Anglais, Ecossais, Hollan-

(1) Pour les noms formés ultérieurement, comme Japonais,

64 LA GÉOGRAPHIE LINGUISTIQUE

dais..., dont la désinence a gardé l'empreinte popu- laire, par opposition aux Danois, Suédois, etc. Plus tard, vers la fin du xvi^ siècle, le peuple parisien s'est débarrassé autrement de ce groupe oué qu'on avait réintroduit chez lui et dont ses habitudes vocales ne voulaient plus : il l'a changé en oua, et cette nou- velle prononciation, restée vulgaire et urbaine jusqu'à la fin du xviii* siècle, n'a triomphé dans les classes cultivées et en province qu'après la Révolution.

La lutte entre ouè et è a provoqué aussi de fausses régressions, à l'instar du flottement entre a et e devant r. C'est ainsi que M. Gilliéron a fort justement expliqué l'altération des anciens mots aveine, fein, meins, en avoine, foin, moins (1), qu'on avait bénévo- lement attribuée à une influence dialectale tout à fait inexplicable. Dans chaque mot, ces fausses régres- sions ont une raison d'être particulière, bien que celle-ci ne nous apparaisse pas toujours. Pour chair, ce fut l'attraction homonymique de chère (faire bonne chère avec de la char) (2); pour aveine, fein et meins, ce fut au contraire le désir de la langue d'obvier aux collisions homonymiques entre Vaveine et la veine, fein et fin ou plutôt faim, voire feint (3), entre meins et mains : phénomènes que nous allons main- tenant aborder.

La régression, comme les évolutions phonétiques qu'elle redresse ou trouble, porte sur des séries de mots. Les similitudes homonymiques ne concernent au contraire que des mots isolés. Elles provoquent

Tonkinois, etc., on procède par analogie de Tune ou l'autre série, un peu au hasard. Pour le changement de ouè en è, comme pour celui de a en è devant r, certains contemporains avaient supposé une inlluence italienne, qui est inadmissible.

(1) Généalogie des mots qui ont désigné l'abeille, p. 201.

(2) Gilliéron, Pathologie et thérapeutique verbales, t. I.

(3) Parce que fin se prononçait encore avec Vi nasal au xv* siècle, époque de la collision.

LES PHÉNOMÈNES INTERNES DU LANGAGE 65

deux phénomènes, contradictoires seulement en apparence : le télescopage en cas de similitude par- faite ; l'attraction en cas de similitude imparfaite.

L'homonymie, dont on ne s'occupait guère qu'à titre de curiosité, se révèle comme un facteur décisif dans l'histoire des mots, et d'abord comme un facteur de destruction. Les collisions d'homonymes ont été une des découvertes les plus frappantes de la géogra- phie linguistique. Encore faut-il noter que la ren- contre ne se produit que « pour les mots engagés dans les mêmes chemins de la pensée (1) ». Mais dans ce cas, s'il s'agit, par exemple, de deux verbes exprimant une action, de deux noms d'objets ou de sujets très différents tout en rentrant dans le même ordre d'idées, la rencontre homonymique est fatale.

Voici quelques exemples. Le mot latin mulgere, con- servé dans le midi do la France, a disparu dans tout le nord, l'idée de « traire » le lait a été exprimée par d'autres termes (traire, tirer, etc.). Pourquoi? Parce que, dans cette région, le mot serait devenu moudre, créant ainsi une homonymie intolérable avec le représentant de molere. La preuve, c'est que le type mulgere s'arrête exactement à la limite au delà de laquelle il serait devenu moudre en vertu des lois phonétiques.

Dans le midi de la France, le coq et le chat sont respectivement désignés par les représentants des mots latins (latin vulgaire) gallus et cattus. En Gas- cogne, d'après la phonétique régionale (2), ces deux types auraient abouti à un même terme gat. Un même mot ne pouvant comporter deux valeurs aussi antagoniques, l'une des deux a été éliminée, et gallus a été remplacé par des succédanés comme faisan, vicaire. Dans le bassin inférieur de la Garonne,

(1) GiLLiÉRJN et Roques, Eludes de géographie lingmstique, p. 150.

(2) En gascon le groupe latin // passe a t lorsqu'il devient final, à r lorsqu'il reste entre deux voyelles : bellus, bel; bella, bèra.

66 LA GÉOGRAPHIE LINGUISTIQUE

l'aire de gallus = coq s'arrête exactement à l'eniiroit au delà duquel le mot serait devenu gat^ se confon- dant ainsi avec le chat. Au contraire, dans le bassin supérieur, on trouve un troisième terme, pulliis (poulet, c.-a-d. jeunecoq, plus tard « coq (1) »), dont la répartition n'a rien à voir avec la phonétique : d"où l'on est en droit de conclure que pullus, dans cette région, a passé au sens de coq avant l'époque 17^ latin, devenu final, se changeait en t, constatation chronologique d'un intérêt évident.

On peut se demander maintenant quelles causes ont assuré le triomphe du mot vainqueur. Gallus était un mot à peu près isolé dans la langue ; son féminin gallina était justement séparé de lui par la bizarrerie de la phonétique gasconne qui en ffiisait garina. Au contraire cattus s'appuyait solidement sur son féminin catta {gat, gâta et sur une riche famille, dont le langage du midi a les représentants ana- logues aux mots français chatière, chaton, chatterie, chattemite, etc. En linguistique comme dans les luttes sociales, la victoir^^ est aux bataillons nombreux. Voilà pourquoi en Gascogne le chat a tué 16 coq.

Parfois les mots dans leur rencontre se détruisent réciproquement. C'est le cas pour épi et épine qui en Gascogne se sont littéralement et réciproquement télescopés.

Voici encore quelques cas bien caractéristiques.

Le latin avait importé en Gaule clavus (clou) et clavis [cleï). Les deux mots sont restés distincts dans le nord ; mais dans le centre et le sud, ils auraient fusionné en un même clau, « clou » a cédé la place au dérivé clavel aujourd'hui disparu sous des formes reprises en français : la reconstitution de cette aire clavellus est un des plus remarquables travaux de M. Gilliéron.

(1) Le nom de jeune arrive fréquemment à désigner l'adulte

(cf. p. 127;.

CARTE II

COLLISIONS HOMONYMIQUES

LES NOMS DU COQ DANS LE SUD-OUEST DE LA FRANGE

D'après l'Atlas linguistique el les Études de iMM. Giiliéron et Roques.

niiiiiiiiiiiiii SMssEa

Limite du basaue ( à l'O ).

Limite de II Tinal devenant t lauS.O).

Regron coq est désigné par un représenta

d d2__ d-

d? ds par vicaire.

-d- a' par faisan.

nt de de

gallus . pullus .

Lieux d?_

-par coq .

68 LA GÉOGRAPHIE LINGUISTIQUE

L'ancien provençal avait deux mots bien distincts, irau pour désigner la poutre, trauc pour signifier le trou. Arrive l'époque tombent 1 s consonnes finales : les deux termes deviennent homonymes. Aussi voyons- nous aujourd'hui les patois du Midi, en plein désarroi, remplacer l'un des deux vocables par un substitut.

Dans de telles conjonctures, la langue demande parfois aide à un pari -r voisin, en empruntant un^^ forme régionale mieux individualisée. Le tchi (chien d'Auvergne et de Limousin, comme le tchin provençal, qui avait si longtemps intrigué les linguistes, est une forme venue de la région du Rhône moyen pour remplacer, en partie dès le moyen âge, le type régional qui risquait une homonymie fâcheuse avec le nom du chat. La preuve, c'est que partout cattus a pris un g (dans tout le sud-ouest), la forme indigène normale s'est conservée pour le chien : on ne risquait pas de confondre le ca et le gat comme le ca et le cal) ou le iclia et le lcha[l).

Les patois font, le plus souvent, appel à leur langue littéraire. Celle-ci, de son côté, trouve géné- ralement le moyen de parer par ses propres moyens aux collisions éventuelles, qu'elle esquive souvent par des moyens préventifs : ainsi s'expliquent certaines formations de féminins ou de dérivés, qui évitent telle route occupée pour prendre un chemin libre.

Nous disons indifféremment le médecin ou le doc- leur, mais toujours et seulement une rfoc^oresse, parce que médecine existait, avec un tout autre sens, bien avant que les femmes n'eussent accès à la profession médicale. La femme avocat est dite avocate, mais nous l'appelons « cher maitre ï» en dépit de son sexe. car maîtresse a depuis longtemps une autre valeur qui provoquerait ici un quiproquo fort déplacé.

Pourquoi une ouvrière en bonbons est-elle ditt bonbonneuse, tandis que les ouvrières en chemises en linge, etc., sont des chemisières, lingères, etc.? I fallait bien changer de suffixe : pour bonbonnière, h

LES PHÉNOMÈNES INTERNES DU LANGAGE 69

place était prise. L'argot lui-même obéit à cette loi du bon sens : s'il nomme le travail le boulot, il ne dira pas boulotler pour « travailler », comme le vou- drait la logique, car il a déjà réservé à « manger » le sens de ce verbe; pensant alors à « boulon », il a créé l'hybride boulonner, qui a greffé sur « boulon » le sens de « boulot ».

Les phénomènes sont d'ailleurs assez complexes, et il ne faudrait pas généraliser hâtivement des exemples que nous avons volontairement choisis parmi les plus clairs et les plus simples, ou que nous avons schématisés à dessein pour mieux en dégager et mettre en relief les principes généraux. « L'homo- nymie n'est pas une force qui va, fatale, inéluctable, détruisant sans merci tout ce que lui livre une phoné- tique aveugle (1). » Pour que la collision se produise, il faut d'abord qu'il y ait une incompatibilité de sens absolue entre les deux homonymes. D'une part, un même mot peut fort bien porter un certain nombre de sens plus ou moins apparentés, la polysémie n'offrant aucune gêne pour la langue. D'un autre côté, il faut que les homonymes soient dans le même plan sémantique pour qu'il y ait rencontre ; moins les mots seront usités, et moins il y aura chance de conflit. Ainsi un terme aussi rare que douve, ver intestinal du mouton (du latin dolva), ne risquait guère de se heurter à douve, fossé d'un château (dulatin doga). Le français ne paraît guère incom- modé par de nombreuses homonymies de ce genre, par exemple entre un mot abstrait et un concret, comme chanl et champ, entre des termes différenciés par le genre, comme le somme (sommeil) et la somme (d'argent), ou mieux encore entre adjectif et substantif comme faux et faulx.

On conçoit toutefois que les possibilités psycholo-

[\) GiLLiÉROW et Roques, Eludes de 'géographie linguistique, p. 149.

TO LA GÉOGRAPHIE LINGUISTIQUE

giques de rencontres entre homonymes soient assez élastiques et puissent varier suivant 'le langage et l'époque. Le genre sera d'autant plus protecteur que l'article sera plus employé et mieux différencié : ce facteur ne jouera point, par exemple, dans les patois du Nord qui confondent la et le. Dans les langues littéraires, les différences d'orthographe entre homo- nymes comme champ et chant, faux et faulx aideront beaucoup à conserver l'individualité des mots et à atténuer les rencontres. D'ailleurs l'effet des collisions est rarement immédiat; le mot attaqué a toujours une certaine force de résistance, plus ou moins grande selon le cas. Certains procès durent pendant des siècles ; le mot atteint sort peu à peu de l'usage et finit par s'embusquer dans des locutions cristallisées, il subsiste parfois longtemps encore. Ainsi la somme (du latin sagma) au sens de bâta disparu devant Ihomonymie de somme (addition, somme d'argent, lat. summa), mais est demeurée dans « bête de somme. » Malgré la différence de genre et l'écart de sens, il semble bien que cette même homonymie soit cause du dépérissement, au profit de sommeil, de somme, qui ne sort plus guère de la locution « faire un somme ». Enfin l'homonymie peut être limitée, sans cesser pour cela d'être destructrice, à certains temps et per- sonnes des verbes cas que nous examinerons avec les autres phénomènes grammaticaux (1), soit à certains groupes de mots dans la phrase. M. Gilliéron a montré ainsi que le verbe latin avare avait été éliminé par cubare dans l'ouest de la France, par suite de l'homonymie intolérable entre « les poules couvent » et « les poules qu'ouvent » (cette région ayant réduit qui à que) : ici, les sens des deux mots étant très voisins, « couver » a hérité des acceptions de « ouver (2). » Pourquoi héros a-t-il conservé

(1) Voir le chapitre m, p. 96.

(2) C'est pour la même raison qu'il est beaucoup plus difficile de faire des jeux de mots en allemand classique ou en italien

LES PHÉNOMÈNES INTERNER DU LANGAGE 71

l'A aspiré (disparu aujourd'hui, mais remplacé par une interdiction de liaison), tandis qahéroïne, héroïque l'ont depuis longtemps perdu? Les gram- mairiens ont vainement cherché la cause de cette bizarrerie apparente, jusqu'au jour M. Gilliéron lança la solution sous la forme de boutade qui lui est familière : « Pouvait-on vraiment appeler nos soldats des z-héros (zéros)? » C'était l'œuf de Chris- tophe Colomb : le tout était d'y songer.

La possibilité matérielle des rencontres homony- miques varie singulièrement d'un parler à l'autre. Dans les langues à évolution lente, comme l'italien, l'espagnol, l'allemand classique, la prononciation se modifie insensiblement à travers les siècles, les homonymes sont rares i^I) et la fréquence des colli- sions se trouve excessivement réduite. Au contraire une phonétique très active, comme en français, ou en anglais (ou très particulière comme en gascon), a sans cesse contracté, corrodé et rongé les mots, les heurts sont continuels et le phénomène prend une importance considérable. Ralenti, on a vu pourquoi, dans la langue littéraire, il acquiert son maximum d'intensité dans les patois du Nord de la France, au point d'y provoquer de véritables désordres linguis- tiques, dont nous reparlerons au chapitre suivant : ceux-ci posent en effet un nouveau problème, celui des moyens thérapeutiques employés par le langage pour remédier à une désorganisation dont la ren- contre homonymique ne présente qu'un aspect.

Les collisions homonymiques ne sont d'ailleurs pas

spéciales aux langues modernes. M. Meillet a montré

récemment comment les langues anciennes les ont

connues et comment elles ont pu parfois y parer (1).

Enfin les rencontres homonymiques peuvent affec-

qu'en français, la possibilité du calembour se présente à chaque pas.

(1) Cinquantenaire de l'Ecole pratique des Hautes Études, II, nr., IC9-180

4

72 LA GÉOGRAPHIE LINGUISTIQUE

ter les noms propres, tout au moins dans les langues contemporaines, qui individualisent les noms en collision en se servant de certaines particularités orthographiques. Le député Garnaud était jadis appelé à la Chambre Carnau, pour être distingue des Carnot; le café élégant Fouquet est prononcé de plus en plus Fouquett, afin d'éviter la confusion avec le marchand de cafés du même nom ; dans les milieux universitaires, le jeune linguiste Bruneau est sou- vent appelé Brunehau pour le différencier de M. Fer- dinand Brunot. Dans tous les cas, c'est le nom le plus récent ou le moins connu qui est déforme. Pour que la collision se produise, il faut que les deux personnes appartiennent au même milieu social ou exercent des professions pouvant prêter à équi- voque.

■s *

L'attraction homonymique est la contre-partie de la collision. Destructrice, comme on vient de le voir, l'homonymie peut être, en revanche, créatrice, en ce sens qu'une similitude de forme entre deux mots provoque, par l'altération de l'un d'eux, une homo- nymie totale. Le type deceschang.^ments est 1 ancien français coule-pointe, devenu courte-pomte, sous 1 in- fluence de l'adjectif court.

Ce phénomène, comme le précédent, était consi- déré comme une anomalie par la grammaire clas- sique dont elle dérangeait la belle harmome, logique et ordonnée. Une étude plus approfondie des langues littéraires aussi bien que des patois a montre au con- traire que c'était un facteur important du renouveJle- meut du langage, - le mode principal par lequel s'assimilent les termes étrangers et s'éliminent les mots archaïques obsolètes. _

On l'a nommé contamination, mais cette désigna- tion évoque une idée pathologique qui n'est pas juste i car le vocable qui est accusé de contaminer 1 autre

LES PHÉNOMÈNES INTERNES DU LANGAGE 73

est Je plus vivant des deux, donc essentiellement un mot sain. On l'a étiqueté aussi étymologie populaire ; il y aune part de vérité dans cette appellation, car Tinstinct populaire tend inconsciemment à rattacher un mot rare à une famille connue ; mais c'est un fait mécanique, commandé uniquement par l'association des idées; il n'a rien de commun avec la recherche réfléchie de J'étymologie.

En réalité, il s'agit d'une véritable attraction, tout à fait analogue à celle que subissent ou exercent les corps lancés dans l'espace. Lorsque deux trajectoires se rapprochent l'une de l'autre, le calcul permet d'éta- blir à quel instant précis la proximité sera suffisante pour que l'attraction se produise au profit du corps le plus lourd. De môme, dans le domaine de la psycho- logie linguistique, l'attraction s'opère toujours au profit du mot le plus vigoureux celui qui est le plus fréquemment usité et qui s'appuie sur une famille plus nombreuse, et au moment oîi les tra- jectoires des évolutions respectives sont suffisam- ment voisines, c'est-à-dire, en général, lorsque les deux termes ne difl'èront plus l'un de l'autre que par un son.

Reprenons l'exemple précédent. La courte-pointe dérive des doux mots latins culcila puncta (littérale- ment : couette piquée). Il n'y avait alors qu'un rap- port très vague de forme entre culcita et l'adjectif ctirta, courte : aussi chacun des deux mots gardail-il son indépendance. Mais voici l'évolution phonétique qui rapproche peu à peu les trajectoires, au point qn<i culcila arrive à cow/e, tandis que le féminin curta devient courte. La proximité est désormais suffi- sante, et coule tombe dans les bras de son voisin.

Du moyen âge à la guerre d'hier, l'écart historique est énorme, mais le mécanisme n'a pas changé. Pour- quoi, dans la bouche du peuple parisien, les golhas étaient-ils devenus des godasses ?Si l'ouvrier avait pro- noncé ^ro/a, l'attraction ne se serait sansdoute pas pro-

74 LA GÉOGRAPHIE LINGUISTIQOE

duite, car l'écart était trop grand. Mais le mot est arrivé parles journaux, et - un gotha ne venant pres- que jamais seul - il a été lu au pluriel. On connar d'autre part la tendance des gens peu ou demi-lettrés à prononcer toutes les lettres des mots rares, étran- gers ou nouveaux, à les lire tels qu'ils s'écrivent, d-ap. es cette intuition, très juste, qu'ils devraient s'écrire comme ils se prononcent. Bref, les gollias ont été lus et répétés gothass, où, si l'on préfère, qolasses. Cette prononciation, que nous (et d'autres) avons entendue, ne pouvait durer longtemps -golasse, isolé dans la langue, devait fatalement subir 1 attrac- tion du mot populaire godasse (soulier).

Bien entendu, il faut faire abstraction de 1 ortho- graphe pour déterminer les conditions du phéno- mène. Le lapsus, rapporté par M. Ferdinand Brunot. du ieune élève qui disait les « horizons funèbres » pour « oraisons funèbres » nous semble quelque chose d'énorme. Si l'on se rapporte àla prononciation respective des deux mots, qui ne diffèrent que par un son [orizon orézon), on voit qu'il s'agit d une attraction homonymique normale, prouvant que le mot - nouveau pour l'écolier - d'oraison lui avait été appris par l'oreille et non par la vue, à moins que l'élève n'eût une mémoire visuelle a peu près nulle et fût un sujet essentiellement auditif, ce qui est encore possible.

On dit parfois que la parenté des sens est une des conditions de l'attraction homonymique. C'est une -n-reur. Sans doute, si le sens se prête au rapproche- ment, c'est une raison de plus pour que la fusion s'opère ; mais la majorité des exemples prouve qu il n'est nullement besoin d'une similitude d'acceptions. Lorsque guipillon (dérivé d'une racine gormanique de même sens, wipp) est devenu l'actuel goupiUor sous liidluence du goupil (renard), on peut alleguei une vague ressemblance entre cet instrument et Ij queue du renard. Mais quel rapport entre l'aéroplan

LES PHÉNOMÈNES INTERNES DU LANGAGE 75

de bombardement et le soulier (godasse)? entre une oraison et un horizon? Pourquoi une couverture est- elie dite courte, quand une de ses qualités consiste plutôt à être lonprue? Et comment expliquera-t-on par la sémantique l'expression popalaire tomber dans les pommes {tomber en pâmoison), simple altérati.m de « tomber dans les pâmes » (substantif verbal de pàmer)'^ Bien mieux, l'attraction se produit parfuis à contresens : c'est ainsi que le peuple a transformé saupoudrer » (1) en sous-poudrer, alors que de toute évidence on saupoudre dessus et non dessous : mais l'influence impérieuse de la forme est plus forte que le sens. Autant d'actionsmécaniques inconscientes provoquées par la loi essentielle de l'association des idées : la lui <le contiguïté.

On peut considérer que dans le langage toute évo- lution est une sorte de création. Mais des créations de ce genre sont des avant-coureurs de disparitions prochaines : aussi l'attraction homonymique rejoint- elle, en la préparant, l'homonymie destructrice.

II est certain que, si nous avions vécu pendant quelques années sous le régime des gothas, le peuple parisien n'aurait pu continuer longtemps à appeler du même nom deux objets aussi dilTérents que le sou- lier et l'aéroplane : l'un des deux aurait tué l'autre. Un phénomène analogue, ainsi que l'a montré M. Gilliéron, s'est produit au xv^ siècle : chère ayant attiré l'ancien char (du latin carnem), devenu chair, s'est trouvé bientôt frappé par contre-coup et rejeté dans l'arcliaïsme, tandis que chair est sorti lui-même blessé de la lutte, en y perdant son sens traditionnel de ((viande ».

Bien que l'attraction homonymique joue un rôle

(i) Le premier élément de ce mot représente « sel» (latin tal), mais uul ne l'y perçoit plus depuis longtemps, la phoné- tique ayant traité diiïéremment l'a tonique (devenu c) et l'a atone ^conservé), tandis qu'elle vocalisait en u, dans le com- posé, 1'/ placé devant une autre consonne.

76 LA GÉOGRAPHIE LINGUISTIQUE

important dans la vie du langage, encore convient- il de ne pas étendre démesurément sa sphère d'ac- tion. Elle constitue en effet une providence commode trop commode ! pour les étymologistes, un véritable deus ex machina, que les philologues alle- mands ont fait intervenir, à tout propos, et même hors de propos, pour donner le coup de pouce néces- saire à une hypothèse qui n'allait pas toute seule; le tout condensé en une formule algébrique du type :

goupillon = guipillon -\- goupil

La mise en scène ne doit pas nous impressionner et nous donner le change sur la valeur intrinsèque de la pièce. Il ne fautadmettrel'attraction homonymique que lorsqu'elle s'impose, c'est-à-dire, en principe, comme je l'ai dit, lorsque les deux mots ne ditlèrent que par un sou.

Bien que le mécanisme de telles altérations soit essentiellement inconscient, l'attraction produit en fait le même résultat que le jeu de mots qui, lui, est voulu et cherché. En pratique, il n'est pas toujours facile de la distinguer du calembour dans les langages populaires contemporains, les deux phénomènes se côtoient et souvent s'enchevêtrent. A côté des gens quiavaient appelé inconsciemmentles gothas posasses, combisn, peut-être plus nombreux, ont dit ou répété cette forme ironiquement, pir plaisanterie? Un offi- cier prisonnier en Allemagne m'a dit que ses cama- rades ignorant l'anglais avaient transformé les deux termes du jeu de tennis, r-eacfy (prêt?) et p/ay (jouez!) enradis et prêt, ajoutant que la seconde transforma- tion était inconsciente, tandis que la première était voulue et employée facétieusement. Il n'y a pas de cloisons étanches entre les divers phénomènes dti langage.

L'attraction homonymique agit surtout sur les mots isolés dans la langue. Soit qu'ils proviennent d'emprunts, soit que la phonétique lésait écartés des

LES PHÉNOMÈNES INTERNES DU LANGAGE 77

membres de leur famille ou que leurs dérivés soient tombés en désuétude, les mots isolés consti- tuent une véritable gêne : on veut les comprendre, et l'association des idécb-, en les déformant, les rat- tache à telle ou telle racine connue. Dans les exemples cités plus haut figuraient des mots étrangers, et des termes archaïques comme coule ou pâmes, des vocables sans famille comme guipillon, ou rendus méconnaissables en composition, comme «sel» dans saupoudrer. Voici un autre exemple de ce dernier cas : dès que le rapport entre toujours et jour n'est plus perçu dans un patois, l'un des deux mots est suscep- tible de se déformer, et l'on a tourjour, toujouro, etc.

Ici, comme pour les régressions, certains patois sont plus passifs, d'autres plus raisonneurs. Lorsque lo moi chauve eut disparu de l'usage dans les parlers populaires, il demeurait encore dans la combinaison chauve-souris où, naturellement, il n'était plus com- pris. Tels groupes de parlers laissèrent docilement la phonétique suivre son cours et transformer le terme en chauvesri, chavestri. D'autres, au contraire, vou- lurent comprendre et expliquer le mot, en recréant par exemple, chaude souris, souris chaude, etc.

L'étymologie populaire engendre parfois une déri- vation synonymique, procédé très fréquent dans les argots il fut mis jadis en lumière par Marcel Schwob, et qui n'est pas inconnu dans les patois. On peut le formuler ainsi : lorsqu'un mot prend un sens métaphorique, tous les synonymes de la nouvelle appellation (ou les mots apparentés) sont susceptibles de recevoir le même sens : du jour polir a signifié « voler )) dans l'argot des malfaiteurs (1), les verbes fourbir, nettoyer. . . on t pris à leur tour le sens de « voler » . Les patois offrent quelques exemples analogues. C'est l'histoire du compère-loriot, que nous retracerons

(1) II y a eu confusion entre un mot venu du bas grec t:oj).îîv (rendre, d'où vendre la marchandise volée, puis voler) et le français polir, rendre poli.

78 . LA GÉOGRArniE LINGUISTIQUE

plus loin (1). En Auvergne, on a vu « père » dans la lînale de vipère, tandis que les hasards de la phoné- tique amenaient Tancien serp, serpent, à une homo- nymie avec le français sœur : il n'en fallut pas davan- tage pour créer toute une famille serpent dans laquelle le lézard gris représente la fllleule (2). Ce sont là, à lorigine, des créations facétieuses : mais quun mot vienne à offrir des signes de défaillance, comme ce fut le cas en Auvergne pour le nom tradi- tionnel du lézard gris, et le terme plaisant le rempla- cera et prendra racine : de nombreux parlers de la région ne connaissent plus que « filleule pour désigner ce r^^ptile.

Les recherches récentes de la géographie linguis- tique ont établi que les métaphores sont souvent aidées, sinon provoquées par des ressemblances phoniques, par des attractions homonymlques, ou, si Ton préfère, s'opèrent sous forme d'étymologies populaires. Ce n'est pas un hasard, par exemple, si le lézard gris est appelé la grisole, la maigreb^tte ou la pingre dans le Massif Central. Le nom de cette petite bête a évoqué, par similitudes formelles, toutes sortes de métaphores. Le terme primitif gallo-latin, langa ou son diminutif (qui n'avait, à l'origine, rien de com- mun avec lingiia, langue) a donné naissance, un peu partout, à « petite langue ». Déformé en Auvergne en lingrola, isolé, usé et sans relief, il est remplacé soit par mhigrola, maigrelette, soit par pingrola « petite pingre > ; grisola ne surgit que un rapprochement de forme l'a rendu possible. De son côté, la région lyonnaise avait formé en latin vulgaire un type *acrimusa (c'est-à-dire « museau pointu »), que lagglutination de l'article (3) fit tomber aussitôt dans

(1) P. 153.

(2) Probablement parce que la position, au repos, do la bête en croix (souvent notée dans les patois; a évoqué l'idée de baptême.

(3} Voir p. 81.

LES PHÉNOMÈNES INTERNES DU LANGAGE 79

les bras de lacrimay larme. Si les mélaphores maigre- lette ou grisette eussent pu être spontanées (1), il n'y avait aucun rapport entre le lézard gris et les larmes ou l'avarice, et même la comparaison avec la langue était loin de s'imposer. En montrant une fois de plus les étroits rapports entre le sens et la forme, la géo- graphie linguistique coupe court aux recherches trop ingénieuses qui, en voulant expliquer d'impossibles filiations de sens, ont frisé parfois l'extravagance.

Il y a des cas particulièrement complexes. Nous allons en donner un exemple. Certains patois du Massif Central (Auvergne, Creuse, Dordogne...) offrent pour « commencor » une forme coumenca, que les romanistes de l'école classique, M. Antoine Thomas comme M. Ilerzog, ont expliquée par un croisement entre « commencer » et un ancien mot encar (du latin inclioare], attesté au moyen âge dans les textes de langue d'oc ei qu'on ne trouve plus aujourd'hui à l'état isolé. M. Gilliéron estime au contraire qu'on se trouve en présence de l'attraction homonymique de <( manquer » et que coumenca représente un « com- manquer » ; à l'appui de sa thèse, il fait valoir que cette forme ne se trouve que sur la limite de l'aire ou c [k] est conservé devant a ancien [vaca, vaco, vache) et dans une région alternaient ck et s pour représenter s français, ch et c {k; pour représenter ch français, en (= in, c'est-à-dire e nasal) et an pour représenter en français, on hésitait, par exemple entre cou- mensa et coiimencha, vaco et vacho, coimiensa [en = e nasal) et coumansa.

La question est délicate. Après examen, je me rallie à la solution de MM. Ilerzog et Thomas. La méthode de M. Gilliéron n'est pas en cause ; mais les matériaux, beaucoup plus nombreux que les siens, que je pos- sède sur l'Auvergne font apparaître les faits sous un

(1) Elles ne l'ont pas dté, on vient de le voir : la preuve c'est qu'on ne trouve jamais même grisola dans l'aire lacrimusa cependant la coul.ur de l'animal est la même.

80 LA GÉOGRAPHIE LINGUISTIQUE

jour un peu différent. L'hésitation entre en (e nasal) et 071 au point 807 n'est qu'une apparence, due aux lapsus d'un sujet qui est enclin à de telles erreurs (1) : en étudiant les patois de cette région commune par commune, on observe une limite très nette entre ceux qui ont conservé l'en {e nasal) traditionnel et ceux qui l'ont changé en an (2); toute la région conserve \'s devant a avec une lixité sans exception; enfin si les cartes à petite échelle peuvent faire illusion, on est en réalité très loin (et plus encore dans la Creuse) de la limite du k de vako, vache, et les patois ne sont pas influencés ici par le phonétisme de la région à k. La présence simultanée des deux variantes coumensa et coumenca (par exemple àVinzelles) achève de faire croire qu'elles représentent les deux mots différents comensar et encar.

L'agglutination, dont la déglutination est la contre- partie, est un phénomène depuis longtemps connu, et très clair, qui nous retiendra moins longtemps. Elle se fonde psychologiquement sur la difficulté qu'on éprouve souvent dans le langage parlé, en dehors des réactifs grammaticaux et graphiques, à isoler les mots les uns des autres, par suite des fusions intimes entre termes voisins provoquées par l'élision, la liai- son, la souvlure momentanée de certains outils gram- maticaux, articles, pronoms, prépositions, au nom ou au verbe. Quand nous prononçons, par exemple, le groupe phonique lézyœ, nous avons présent à l'esprit le groupe écrit les yeux, et nous savons que

(1) Ci-dessus, p. 13.

(2) Dans les cinq mille mots du patois de Vinzelles que j'ai enregistrés, en dehors des mots empruntés directement au français (par le nord), il n'y on a pas une demi-douzaine on puisse relever l'influence de la région méridionale qui a changé e nasal en an : partout l'e nasal traditionnel est con- servé, — et Vinzelles a coumenca.

LES PHÉNOMÈNES INTERNES DU LANGAGE 81

le 2 de <( liaison » se rattache à l'article; mais si ce - était la consonne initiale du nom, la prononciation ne serait pas différente, et on conçoit que le peuple illettré puisse s'y tromper et refasse un singulier sur ce modèle. Si l'on ne dit plus à Paris un zyeu pour un œil, parce que l'école a extirpé cette forme, on l'a dit autrefois, témoin le dérivé populaire zyeufer, regarder, et on le dit encore dans maint patois.

C'est ainsi que le français a accolé VI de l'article à l'ancien ierre^ devenu lierre, ou que le provençal moderne a soudé l'a de l'article la au nom de la mûre, jadis la moura, aujourd'hui l'amouro; de même les patois suisses-romands ont changé cornes en écornes d'après les cornes. Ici encore l'attraction homo- nymique peut jouer un rôle, et il est vraisemblable que « lier » n'a pas été étranger à la première agglu- tination, ni « amour » à la seconde. Deux éléments peuvent successivement s'accoler : dans l'auvergnat endiule, hièble, le d de la préposition de, puis la par- ticule en se sont successivement grefiés sur l'ancien iitle.

Inversement le mot peut être amputé de son ini- tiale, confondue avec le corps ou la finale d'un articlel d'une préposition. Lagriolte (c'est-à-dire cerise aigre) a été comprise la griotte : d'où la forme actuelle. La déglutination de l'a initial des mots féminins est très fréquente dans les patois du Midi et surtout d'Au- vergne, où abondent les formes comme g-i/î/o (aiguille; agnya antérieurement), ragnado (araignée), etc. De même dans les verbes : seta fpour asseta), asseoir, etc., par confusion avec la préposition à.

Certains mots arrivent ainsi à être complètement déformés par amputations successives. Voici par exemple le nom de l'orvet, anadolh dans l'ancienne langue, que la phonétique transforme, en Auvergne, en anadœ. Vanadœ devient d'abord la nadœ, et le mot passe au féminin. Mais l'article féminin indéfini est ■''^ apocope de iina : par suite nadœ est compris na

82 LA GÉOGRAPHIE LINGUISTIQUE

dce {un orvet), et voici le terme devenu monosyllabe^ puis déformé de nouveau par l'attraction homony- mique qui en fait rfœr, la bète qui dort.

Reconnaîtrait-on à première vue anatomie dans l'au- vergnat toumio (accentué sur ïi), au sens de personne endormie, momie? 11 n'y 9. pas de doute cependant, si l'on rapproche les formes (de patois plus méridionaux naloumio et analoumio que nous donne, avec le même sens, le Trésor du félibrige de Mistral.

La répartition géographique des formes, une fois de plus, nous sera d'un précieux enseignement. Comme les mots ont tendance à s'altérer au fur à mesure qu'on s'éloigne de leur foyer d'irradiation, elle nous mon- trera, ce que nous supposions déjà, qn'anadolh, venu du Midi, s'est déformé sur le pourtour septentrional de son domaine, et, ce que nous n'aurions pas soup- çonné, que le mot savant analomie a pénétré aussi en Auvergne une époque beaucoup plus récente) par l'intermédiaire des parlers méridionaux (1).

(1) M. Tappolet, qui a consacré une étude très intéressante a ces deux phénomènes dans les patois de la Suisse romande, a essayé d'en dégager les caractéristiques générales 11 a d'abord remarqué que l'agglutination est plus fréquente que la déglutination, dans la proportion de 3 à 1. Il explique le fait en faisant observer que si tous les mots sont sujets à aggluti- nation, ils doivent oûrir certaines lettres à l'initiale pour prêter a l'amputation : ainsi / ou n de l'article l^ej ou {u)n peut se souder à tout mot commençant par une voyelle, é de des (= de) b. tout mot commençant par une consonne ; l'amputa- tion inverse ne peut se produire, au contraire, que pour les mots commençant par l, n ou e. Néanmoins la déglutination est beaucoup plus fréquente que l'agglutination dans d'autres régions (Auvergne, etc.). Le phénomène atteint aussi bien \es mots fréquents que les mots rares, contrairement à ce que pensait M. Meyer-Lùbke {Bulletin du glossaire des patois de la Suisse romande, 1903, pp. 3, 22, 37).

CHAPITRE II

Patholog^ie et thérapeutique des mots.

Le langage est l'instrument de la pensée. On parle pour être compris. A ce point de vue tous les lan- gages n'ont pas une valeur égale. Une langue est susceptible de se perfectionner, de s'affiner au cours de son histoire, ou au contraire de se détériorer : dans ce dernier cas elle peut, plus ou moins, suivant les conditions dans lesquelles elle se trouve, réparer ses accidents, corriger ses défauts.

C'est un concept qui avait été déjà entrevu par l'ancienne école des grammairiens français, et dont les néo-grammairiens avaient pris nettement le contre-pied : aux yeux de ces derniers, les idiomes des sauvages et les patois étaient les langages nor- maux et purs, soumis aux seules forces naturelles de la phonétique et de l'analogie, tandis que les langues littéraires avaient été dénaturées par les grammai- riens, qui les avaient altérées sous l'action de fac- teurs nouveaux et réfléchis, d'ordre graphique, litté- raire, etc. Tout n'était pas faux dans cette doctrine, qu'on a qualifiée un peu à tort de « romantique >, car les romantiques ne brillaient pas précisément par la fidélité de leur observation, et c'est justement

84 LA GÉOGRAPHIE LINGUISTIQUE

dans l'exactitude des faits signalés que les néo-gram- ' mairiens ont raison. Oui; les langues littéraires ont été modiliées sous l'influence de facteurs conscients qui ont troublé le libre jeu des évolutions phoné- tiques et analogiques. Mais l'appréciation, les con- clusions qu'en ont tirées les néo-grammairiens ne sauraient plus être admises aujourd'hui, car ils avaient négligé le côté social, le plus important du problème.

Que dans le détail les anciens grammairiens aient commis des bévues et des erreurs, tout le monde en convient; mais, dans l'ensemble, il est hors de doute que le travail continu de restauration, d'épuration effectué dans les langues littéraires, non seule- ment par le magister, mais aussi, sinon surtout, par la collectivité cultivée agissant par voie subcons- ciente, — a été un phénomène social très heureux : il a contribué à perfectionner, à affiner certains j langages qui, devenus supérieurs aux autres comme instruments d'échanges intellectuels, et aptes à mieux exprimer les idées, ont été adoptés par un nombre d'hommes de plus en plus grand. L'expansion d'une langue n'est pas toujours fonction directe de l'ex- pansion politique : le succès de l'italien classique et de l'allemand classique s'est affirmé à des époques l'Italie et l'Allemagne étaient en pleine anar- chie : du XIV* au xvi* siècle pour le premitr, du xvf au XYiii" pour le second.

Le nouveau point de vue a été mis en lumière avec une clarté saisissante par la géographie linguistique et spécialement par M. Gilliéron. Il y a peu de temps encore, les classiques ne voyaient pas, sans quelque appréhension, la science accorder aux patois une importance considérable. Or c'est précisément de l'étude des piatois que sort la réhabilitation des langues littéraires, proclamée par le maître de la dialectologie.

Qu'enseigne en effet l'étude approfondie des patois?

LES PHÉNOMÈNES INTERNES DU LANGAGE 85

Que tout langage, livré à lui-même, se détériore peu à peu sous la double influence des lois phonétiques et des altérations ou destructions produites par l'homonymie, surtout ces forces, comme en français, atteignent une intensité considérable. Pour y remédier, le langage peut trouver en lui-même dos moyens de sauvegarde, au nombre desquels figurent ces « emplâtres thérapeutiques » (suivant l'expres- sion imagée du maître) que nous examinerons plus loin. Mais surtout, pour sauvegarder non seulement sa tradition, mais sa clarté, pour qu'il reste ou qu'il devienne un instrument de pensée apte à exprimer les besoins d'une civilisation, il lui faut un tuteur, un guide, un modèle : une langue littéraire, une langue savante sur laquelle il s'appuie, à laquelle il s'adresse pour réparer ses pertes et restaurer ses mots.

Si le français de Paris avait subi sans réagir, et en les cumulant, les phénomènes éprouvés par divers patois du Nord, la phrase latine : Merula amat mel apium in apiario (le merle aime le miel des abeilles dans la ruche) serait devenue, nous dit M. Gilliéron, non pas la traduction claire que nous venons de donner, mais le charabia suivant, dans lequel se heurtent les confusions, les équivoques et les pires impropriétés : « La noire mère a cher la larme des guêpes dans la mouche. »

Cet exemple « donne une idée exacte de ce que serait notre langue nationale, si l'évolution phoné- tique du latin, avec ses rigueurs sémantiquement perturbatrices, n'avait pas été contre-balancée par des facteurs d'ordre psychologique, dont la nature théra- peutique a été généralement méconnue. Telle est, principalement, la reprise de contact avec le latin. Colle-ci s'est produite en tout temps et dès l'origine de la langue, mais elle s'est produite surtout à l'époque de la Renaissance, époque les parlers populaires, réduits à l'état de patois, ne reçoivent plus d'afflux du latin que par l'intermédiaire de la

86 LA GÉOGRAPHIE LINGUISTIQUE

langue littéraire. Cette reprise de contact avec le latin a permis au français littéraire d'échapper à l'action dissolvante de la phonétique, de revivifier momentanément par ses prêts lexicaux les parlers populaires (1). »

La phrase citée ci-dessus a paru trop étrange au lecteur pour ne pas demander une explication détail- lée. Cette analyse montrera comment certains patois, ceux du Nord en particulier, ont joué de malheur avec la phonétique et l'analogie, tombant deCharybde en Scylla, d'une attraction homonymique dans un télescopage, pour rebondir sur une autre collision. Quelle désorganisation, quels troubles en résultent pour le langage : on pourra en juger.

Voici d'abord le nom du merle. En Picardie, merle, féminin suivant le genre latin, assimile Vr à 1'/ sui- vant et devient melle, mèl{e). Rencontre avec la nèfle, que, du latin mespila, la phonétique régionale a aussi régulièrement amenée à mêle (par les intermédiaires mesple, mesle). Télescopage du merle, qui fusionne avec la mauviette {mauviard...) ou avec le loriot, ce qui n'est pas fait pour aider à la distinction des espèces. Dans le Hainaut, c'est autre chose. Ici la phonétique diphtongue Ve tonique dans cette position et assimile aussi le groupe II : merle devient mierle, puis miel{le). Fatalité! voici le choc avec miel. Les deux adversaires sont jetés à terre. Miel ne s'en relève pas : nous verrons dans un instant comment il est remplacé.

Quant à « merle », il s'embusque, dans la France du Nord, dans l'expression oire merle [aurea merula, merle doré, c'est-à-dire loriot), dont- l'agglutination de l'article indéfini et la bizarrerie de l'étynaologie populaire font précisément un noir merle. Le loriot

(11 Généalogie des mots qui ont désigné iabeille, p. 14.

LES PHÉNOMÈNES INTERNES DU LANGAGE 87

n'aura plus qu'à se mettre en quête d'un nouveau nom, tandis que la chute de / final provoquera encore uneétymologie populaire, noire mère, qui ne constitue précisément pas l'idéal pour désigner un oiseau.

Le miel n'a guère été plus h^/ureux : il a été rem- placé par larme, métaphore pittoresque mais en somme peu satisfaisante. L'impitoyable phonétique en fait lam{e). Nous en étions au moment de l'en- quête de M. Edmont : mais on prévoit les nouveaux accrochages de l'homonymie et les rebondissements ultérieurs, si les patois du Nord vivent assez long- temps pour présider à ces péripéties.

Voici maintenant aimer, qui semble un mot bien constitué et robuste. Mais n'a-t-il pas été en collision avec esmer [aeslimare) du jour ce mot a perdu son s? Le français littéraire, qui a protégé merle en con- servant bien nette la prononciation du groupe rltou- jours prête à s'effriter dans le peuple, a pu sauver aimer en remplaçant esmer par son prototype repris au latin savant sous la forme estimer. Mais le patois du Nord, qui n'avait pas ce moyen à sa disposition et qui cherche les situations nettes (bien qu'il n'ait guère de chances à cet égard), s'est débarrassé des deux adversaires et a remplacé aimer par avoir cher : est-il rien de plus gauche et de plus gênant que cette périphrase, et peut-on souhaiter un exemple plus clair pour mieux montrer la supériorité du français littéraire et l'utilité des emprunts au latin?

Quant au nom de l'abeille, nous avons vu que dans le Nor ', e, résidu de apis, a été absorbé par èp, forme altérée de wèp = guêpe : au point de vue formel, Yèp = abeille, du Nord, représente donc la guêpe. Et pour le nom du rucher, l'apiariiim latin s'était ren- contré avec la famille de hache [hape, puis ap dans le Nord). Au milieu de ce désarroi lexical, la mouche, passe-partout commode, arrive par endroits, grâce à une série d'extensions successives de sens, à dési-

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gner la collectivité des « mouches », c'est-à-flire l'es- saim, puis le rucher qui renferme l'essaim.

Voilà une série d'exemples parmi les plus typiques. Tous les langages ne sont pas également frappés, mais tous, non plus, ne possèdent pas à un même degré la faculté de réaction. Celle-ci atteint son maxi- mum dans les langues littéraires, qui ont à leur dis- position de nombreux préservatifs et de plus nom- breux remèdes ; elle est encore très grande chez des patois en pleine vitalité, comme ceux de Gascogne ou même ceux de Wallonie et de Hainaut qui se débattent, souvent gauchement, mais toujours vigou- reusement contre les assauts répétés de la phoné- tique et des contagions diverses; en Picardie, au contraire, se produisent des phénomènes ana- logues à ceux de l'extrême nord, le langage est beau- coup plus passif et tolère sans réagir les homony- mies et les confusions les plus gênantes (1;. Le parler, au fur et à mesure qu'il tombe davantage sous l'in- fluence de Paris, perd peu à peu conscience de son autonomie linguistique; ses diverses forces de réac- tion se paralysent.

Examinons maintenant par le détail, en dehors du recours à la langue littéraire ou savante, quelques- uns des remèdes que le langage peut tirer de son propre fonds pour essayer de guérir les mots malades. Ces remèdes, ce n'est pas sans raison qu'on les a dénommés emplâtres thérapeutiques : de l'emplâtre ils ont en effet le caractère externe et la douteuse efficacité; ils peuvent prolonger l'existence du mot, mais ils sont, en général, incapables de le sauver parce que, n'agissant pas sur son organisme intime, ils sont impuissants à lui insuffler une nouvelle vie.

(1) GiLLiLRON, Généalogie..., p. 59.

LES PUÉr(OMÈNES INTERNES DU LANGAGE 89

Il en est autrement dans les langues littéraires, la tradition et l'orthographe cristallisent les mots et les formes. En tout cas, ces procédés de rebouteurs qu'emploie le langage pour consolider les mots sont fort curieux à étudier.

Voici d'abord les mutilés phonétiques. Arsène Dar- mesteter, avec son intuition pénétrante, avait senti la faiblesse linguistique des « mots trop courts », sans pouvoir toutefois en rendre compte d'une façon pré- cise. Nous savons aujourd'hui que la tare de ces mots réside d'une part dans leur manque d'individualité, de l'autre dans les facilités qu'ils offrent aux colli- sions homonymiques et aux agglutinations, ceci étant la conséquence de cela. Pour répondre à son rôle, un mot doit évoquer un objet ou une idée par un groupe de sons suffisamment caractérisé pour former une image auditive nette, et distincte des images ana- logues. Plus un mot a de sons, plus il est long, plus il est individualisé, et moins il a de chances de se confondre avec d'autres : c'est ce qui explique le succès des mots savants (1), même dans les patois. Au contraire, quelle individualité présente un mot comme <?', abeille, sans consistance formelle, qui se distinguera mal des terminaisons homophones, sur- tout lorsqu'il sera lié à l'article ou à une finale de mot dans le cours des phrases? Ces termes, qui créent un embarras perpétuel, en s'accrochant à tous les tournants et en provoquant des amphibologies, la langue s'en débarrasse ou essaie de remédier à leurs infirmités.

Le mot défaillant peut être renforcé à l'initiale ou à la finale. Le phénomène inconscient de l'aggluti- nation est une de ces réactions spontanées de l'orga- nisme qui arrivent parfois à sauver le membre ma- il) Ainsi que leur régularité au point de vue morpholo- gique ; les verbes sont tous rangés dans la conjugaison vivante et normale, et le rapport avec les dérivés est très commode (par exemple so/w/fon et solutionner).

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lade. Pour désigner l'œil, les formes et surtout œ manquent de surface ; la soudure du 2, pris aux plu- riels, donnera plus de solidité aux formes ou zyœ. L7, ajouté à lierre a certainement fortifié l'anatomie, mal conditionnée, du mot. Et un terme patois, dou- blement consolidé, comme end-iule, est bien plus résistant qu'un iule tout court. Par contre la déglutination, en amputant les mots, les affaiblit et les prépare à la ruine.

Le renforcement du mot par la finale est un pro- cédé plus conscient et plus général, surtout dans les idiomes à contraction rapide comme le français. Par là, le langage cherche à réagir contre l'usure cons- tante qui rongo les mots à leur extrémité, et à con- server une individualité sans cesse monacée. Depuis la fin du moyen âge, le français a constamment lutté contre la chute des consonnes finales que lui impo- sait la phonétique, qu'il a acceptée dans l'ensemble pour les polysyllabes, mais qui, pour les monosyllabes- devenait, à bref délai, intolérable.

Ou peut se rendre compte du procédé par l'expé- rience et l'observation journalières. Supposons que dans une conversation nous parlions d'un objet qui a coûté cinq francs : nous prononcerons cin fran. Mais que notre interlocuteur entende mal qu'il soit distrait, dur d'oreille, ou placé à l'extrémité d'un fil téléphonique et que l'on nous fasse répéter, nous dirons cette fois, pour mieux nous faire com- prendre, cink fran. Nous avons eu recours à l'em- plâtre thérapeutique, que nous avons toujours sous la main grâce à l'orthographe traditionnelle qui a con- servé en nous la conscience du k (q) de cinq, et a réintroduit sa prononciation à la pause [cin francs; il y en a cink).

C'est ainsi que l'ancienne langue a essayé de sauver e, abeille, en lui incorporant Vs du pluriel, voir un t, car on trouve l'es et Vet vers le xv° siècle ; la confusion avec « guêpe » a amené ïep : mais, en

LES PHÉNOMÈNES INTERNES DU LANGAGE 91

dehors du Nord et des îles anglo-normandes, ces rebou!ages n'ont pu préserver le mot du trépas.

Le phénomène est très frappant aujourd'hui pour beaucoup de noms de nombre, et il va en s'accen- tuant. Le langage du commandement a fait dcuss' de deu {deux) insuffisamment sonore. Dans une grande partie de la France (Midi), on prononce trouass dans le groupe « trois pour cent ». Cinq, six, s^'pt, huit, neuf, dix ne gardent plus leur consonne finale muette que devant un mot commençant par une consonne avec lequel ils sont en liaison étroite (1); encore, spécialement pour cinq, sept et neuf, les plus sujets à rhomonymie, les prononciations cink francs, set francs, nœf personnes, se généralisent de plus en plus, surtout dans le peuple qui, n'aya,nt pas, comme les lettrés, sans cesse présente à l'esprit l'image visuelle et différente des mots, éprouve davantage le besoin de distinguer les imagf^s auditives. Notons enfin que les noms de nombre sont associés souvent à des valeurs pécuniaires et qu'il y a ici intérêt majeur à préciser, à ne pas se tromper, à éviter les confusions.

Beaucoup d'autres monosyllabes sont dans le même cas. L'orthographe aidant, nous avons rétabli, par exemple, le k [q] de coq, au singulier comme au plu- riel. Le français du moyen âge disait kok, pluriel kos (après avoir dit kok, pi. koks). Normalement le k du singulier devait tomber comme Vs du pluriel. Mais, tandis que la langue ne réagissait pas contre la chute de l's, phénomène d'ordre général qui affectait bien plus de polysyllabes que de monosyllabes, elle a rétabli le k de coq, d'abord au singulier : d'où la prononciation kok, pi. ko, que m'enseignait encore un vieux professeur au collège d'Auxerre en 1886. Naturellement l'analogie devait faire dire kok aux

il) Comparer « si francs » et « sisa pour cent ». Les personnes qui prononcent « si pour cent » deviennent de plus en plus rares.

92 LA GÉOGRAPHIE LINGUISTIQUE

deux genres. Lo rétablissement de la consonne au singulier seul s'est conservé plus longtemps dans cerf. pi. cer^ et reste encore la prononciation normale pour èœ/, pi. (bœuf). Nous verrons au chapitre suivant comment cette alternance a été assez puis- saute pour créer parfois une désinence du singulier. Le plus curieux mais le fait est absolument con- forme aux lois de l'analogie c'est qu'elle a joué pour s lui-même : si la prononciation ours, pi. our tend à disparaître au profit de la première forme (plus rebelle à rhomonymie), os^ pi. 6 est encore normal : mais ici le peuple rétablit aussi l's au pluriel (1).

Dans tous ces phénomènes, le rôle de l'ortho- graphe est considérable : c'est elle qui a sauvé eau. en conservant l'individualité visuelle d'un mot dont l'image auditive, réduite à la voyelle ô, était sujette à tous les accidents. Elle a parfois mèm3 offert son aide à des noms de lieux : si <juIx (dans la haute vallée de Suse) se prononce aujourd'hui oiilss' dans le pays (région trilingue), aussi bien en français qu'en italien, c'est pour distinguer plus nettement le nom d'une localité que la simple voyelle ou ne suffit plus à indi- vidualiser dans un grand rayon.

La faiblesse d'un mot, même disyllabe. peut pro- venir d'une identité de forme avec un suffixe ou avec une finale fréquente. C'est le cas pour ive, jument, qui a été éliminée anciennement de toute la France, tandis que la forme méridionale du mot, ega, qui ne présentait pas de similitude analogue, a beaucoup mieux résisté à la double poussée successive ûejumen/ et de cavale (2). De même aqua latin a pris ou

(1) En revanche on a rétabli Isde mœurs, encore pour éviter l'homonymie (avec meurs, mcurl...,. La Coméilie-Françaisc reste seule à garder la prononciaiion traditionnelle : Lesmœur. De même l's permet de distinguer « j"en ai pluss » de « je n'en ai plus ».

(2) Ci-dessus, p. 30.

LES PHENOMENES INTERNES DU LANGAGE 93

gardé la forme ève, èva, notamment dans la région franco-provençale, ce type a été incapable de résister au triple assaut de Vacqua italien, venu de l'est, de Vaiga provençal, venu du sud, bien mieux cons- titués l'un et l'autre, et, au nord, de Veau français, qui a le patronage puissant de Paris. La forme pro- vençale elle-même, aiga, aujourd'hui si solide et si vivace, n'est pas phonétique : je crois, pour ma part, qu'elle a remplacé à l'époque préromane la forme normale aga, en collision avec un suffixe, grâce à un croisemont avec le type phonétique aigi, du Rhône moyen (1) : la simple substitution de la diphtongue ai à la voyelle a s'est révélée à l'usage comme un excellent reconstituant et a suffi cas assez rare pour sauver le mot.

Enfin un dernier procédé consiste à rendre plus de plénitude à une voyelle atone prête à tomber, ce qui permet de prévenir la contraction. C'est ainsi que, depuis le moyen âge, sur le modèle des mots savants qui gardaient le timbre de la voyelle latine, on a donné le son é à de nombreux e muets protoniques. La Comédie-Française a gardé longtemps la pronon- ciation traditionnelle de désir qui devenait d^zir en prose dans la bouche de Got ou de ses prédé- cesseurs.

Certains cas sont plus spéciaux. L'évolution linguis- tique qui a amené, dans l'extrême nord de la France et en Wallonie, le passage de l'article la îi. le pro- voquant ainsi la confusion du masculin et du féminin de Tarlicle a été, dans cette région, « la cause directe d'une catastrophe linguistique que l'on peut comparer, par son importance, à celle qu'a produite en français la disparition des formes du cas-sujet (2) ».

(i; Je prépare un travail sur cette question.

(2) GiLUÉRON, Pathologie et thérapeulique terbales, l, p. 17.

94 LA GÉOGRAPHIE LINGUISTIQUE

Dans les langues modernes, l'article est presque toujours accolé au nom, la distinction nette de ses deux formes, masculin et féminin, suffit à atténuer mainte rencontre tiomonymique. Dans le Nord, par exemple, tant que le fut distinct de la, le car (le char) se maintint à côté de la car (la chair, la viande). Dès que l'article féminin se confondit avec le mascu- lin, l'homonymie devint intolérable, et ces parlers recoururent, pour le second mot dès le xiv^siècle, à la forme de Paris, char, qui ne prêtait pas chez eux à amphibologie : voilà pourquoi, aujourd'hui, dans le Nord, on trouve un type char (au sens « viande », cdui de l'ancien français), qui n'est pas phonétique, tandis que la forme traditionnelle car est restée pour désigner le char. C'est aussi la confusion des deux formes de l'article qui a précipité en Wallonie la con- fusion entre merle (féminin) dans cette région, devenu mierl[e), miel', et le mielyl).

Contre cette neutralisation si gênante de l'article défini, qui menaçait d'ébranler tous les genres des substantifs, l'article étant aujourd'hui le principal réactif du genre la langue a réagi de plusieurs façons. Elle a d'abord très généralement substitué dans le Nord à l'article défaillant le démonstratif, dont les formes génériques étaient restées différen- ciées, — en précipitant ainsi dans cette région une tendance populaire latente un peu partout :1a plupart des articles sont, en effet, d'anciens démonstratifs affaiblis, comme le français le, la (latin ille, illa, celui- là, celle-là). Le patois du Nord, de la Picardie à la Wallonie, dit donc aujourd'hui : « celle foire [ch' fouèr^ se tient à Arras » pour « la foire se tient à Arras ». La même région a remplacé aussi, dans certains cas, l'article par le possessif, dont l'emploi se trouve étendu, en disant, par exemple, « il m'a fait sai- gner de mon nez s au lieu de « saigner du nez ».

(1) Ci-desBus, p. 86.

LES PHÉNOMÈNES INTERNES DU LANGAGE 95

Quant an troisième moyen thérapeutique allégué par M. Gilliéron, la répétition du pronom après le nom sujet, <i mon père il est venu >, c'est un phéno- mène qui n'est pas spécial au Nord, et qui n'a même pas une extension linguistique particulière dans cette région : les exemples de ce genre cités par l'auteur pourraient aussi bien être du parisien populaire, du beauceron, etc. Ce fait, beaucoup plus général que le précédent, et d'une tout autre origine, peut d'ailleurs prendre rang également parmi les procédés thérapeu- tiques : c'est le moyen employé par le français popu- laire moderne, dans tout l'ancien groupe d'oïl, pour remédier à la confusion des flexions personnelles. Le moyen âge pouvait dire, sans pronom, chante, chan- tes, chanlel, tant qu'il prononça la consonne finale des trois premières personnes (et les deux consonnes finales de chantent). Ensuite on a dit « je chante, tu chantes, il chante », tout en conservant : l'homme (ou la femme) chante. Le peuple aujourd'hui va plus loin : le pronom, à ses yeux, est devenu à tel point la caractéristique de la personne, qu'il ne peut plus se passer de cet adjuvant : d'où « l'homme il chante », etc.

La pathologie et la thérapeuthique des mots sont liées, on le voit, d'un côté aux rencontres et attrac- tions homonymiques, de l'autre aux flexions gram- maticales qui feront plus spécialement l'objet du cha- pitre suivant.

CHAPITRE III

Phénomènes grammaticaux.

L'étude des phénomènes grammaticaux est la par- tie la moins avancée de la géographie linguistique, ou, si l'on préfère, c'est la branche de la linguistique que ces recherches ont le moins renouvelée à l'heure actuelle. Il était naturel que la nouvelle science, crééei par les cartes des mots, s'orientât d'abord dans le-, champ encore mal exploré de la lexicologie, ell& allait faire d'emblée une si riche récolte. Les faitSj grammaticaux, y compris la dérivation, sont en effet plus fuyants, plus délicats et plus complexes, dèâ qu'on les examine à la lumière de la méthode géogra- phique.

Leur variété, en outre, est moins grande sur ui territoire donné : aussi faut-il dominer un horizoï beaucoup plus vaste pour pouvoir en embrasser l'his- toire comparative. En ce qui concerne, par exemple, la disparition actuelle du prétérit français je chan- tai, je vins, remplacés par j'ai chanté, je suis venu, c'est un phénomène d'ordre beaucoup plus général et dont M. Meillet a indiqué les causes et la porlée. d'après des documents empruntés à toutes les langues indo-européennes à diverses périodes de leur his-

LES PHÉNOMÈNES INTERNES DU LANGAGE 97

toire (!)• A toute époque, au prétérit, désignant sim- plement l'action passée, tend à s'opposer le parfait qui exprime en outre que l'action est achevée : tel est le sens da parfait grec classique, telle est la valeur pri- mitive du français « j'ai chanté ». Mais les formes du parfait s'usent rapidement au point de vue du sens, elles perdent leur valeur imagée pour devenir simples synonymes du prétérit. Celui-ci, qui fait désormais double emploi, disparait alors et d'autant plus faci- lement qu'il renferme de nombreuses formes aber- rantes, comme c'est le cas des prétérits français et g.rmaniques. La langue refera de nouveaux parfaits, par exemple avec des types doublement périphras- tiques du genre « j'ai eu fait », « si j'avais eu fini ». On conçoit combien de telles études nécessitent une vaste information : à vouloir généraliser dans un domaine trop étroit, on risquerait d'exagérer l'im- portance des faits locaux ou de ne pas apercevoir les causes profondes.

Prudemment, sur ce terrain, la géographie linguis- tique s'est donc bornée à des remarques précises et à des aperçus fragmentaires d'un réel intérêt : maté- riaux d'attente pour préparer les synthèses futures. Deux seuls travaux généraux d'une certaine enver- gure ont été tentés, l'un de M. Hubschmied, sur un temps verbal, dont nous parlerons dans un ins- tant, l'autre, de M. Terracher, qui, pour une petite région de la France, embrasse l'ensemble du système fliîxionnel à un point de vue très original.

l)ans ce dernier ouvrage (2), fruit de longues et patientes recherches, l'auteur a voulu étudier, à l'aide de données précises, les conditions qui président à la désorganisation des flexions dans l'évolution du langage. Le principe général a été posé par M. Meil-

(1) Linguistique historique et linguistique générale, p. 141-144 et 188-190

(2) Les aires morphologiques dans les parlcrs populaires du nord-ouest de l'Angoumois (1800-1900;, Paris, Champion, 1914.

98 LA GÉOGRAPHIE LINGUISTIQUE

let (1) : les individus ou les populations qui acquièreni, une langue nouvelle ont peine à s'assimiler une mor- phologie complexe et délicate, et tendent forcément à l'altérer et à la simplifier ; le système des formes grammaticales se conservera donc d'autant mieux que la langue sera parlée par une population plus homo- gène, recevant le moins d'immigrants, et vice versa. De l'analyse minutieuse de faits très complexes, M. Terracher a pu conclure, avec de nombreuses réserves qui font honneur à sa probité scientifique, que, dans l'ensemble, il existe des rapports frappants entre une forte proportion de mariages indigènes et la conservation du système traditionnel de formes grammaticales, d'une part, et, à l'inverse, entre le nombre élevé des intermariages (2) et la désagréga- tion morphologique de la langue. « Les sujets trans- plantés d'une aire « moins patoise » dans une aire « plus patoise » n'adoptent jamais complètement le système morphologique de leur milieu nouveau et... ont, dans les familles ils entrent, une action qui tend à désagréger le système ancien (3) ». Le mouve- ment matrimonial s'avère ainsi comme « un intermé- diaire humain constant » entre le langage et l'his- toire locale, comme un facteur dont l'importance parait aussi grande que celle d'autres influences sociales ou des actions économiques. Une autre con- séquence est du plus haut intérêt au sujet des limites linguistiques (4) : on sait que sous le régime féodal le formariage, ou mariage entre personnes relevant de fiefs différents, fut longtemps et très généralement interdit; or il existe des corrélations nombreuses, et qui ne sauraient être l'effet du hasard,

(1) Voir notamment : Linguistique historique et linguistique générale, p. 201.

(2) C'est-à-dire des mariages entre villages parlant des patois différents.

(3) Les aires morphologiques .. , p. 226.

(4) P. 138.

LES PHÉNOMÈNES LNTERNES DU LANGAGE 99

entre les frontières des anciens flefs et les limites de nombreux faits linguistiques.

Dans le domaine des flexions nominales, tout est à faire. De nombreux matériaux sont à pied d'œuvre, mais il reste à les colliger et à les assembler.

Pour le genre et les rapports entre les formes mas- culines et féminines, comme pour les survivances du neutre, quelques perspectives ont déjà été ouvertes par M. Gilliéron dans ses études de pathologie et théra- peutique verbales. Mais il reste un vaste domaine à défricher afin de déterminer la nature et la direction des forces analogiques qui transforment les flexions pour les unifier dans un sens uu dans l'autre. Dans la France de langue d'oïl, c'est plutôt le masculin qui agit sur le féminin des adjectifs : la substitution ancienne de verte à. verde d'après vert l'époque le t de vert se prononçait) s'est fort généralisée dans l'Ouest, elle a provoqué toute une série de féminins en -t[e), comme noirt{e), etc. Dans le Midi et surtout dans certaines parties du Massif Central, nous voyons 9M contraire le masculin, raccourci parla phonétique, se reformer sur le modèle du féminin : ainsi sec, qui aboutit à se en Auvergne, y devient souvent setse d'après le féminin se/so,seisa (accentué sur l'e). Cette action de la forme longue qui réagit sur la forme courte doit encore être envisagée comme un procédé thérapeutique pour renforcer une forme mutilée.

Mêmes remarques pour les nombres. Tantôt la phonétique a eu pour résultat de différencier le plu- riel du singulier, comme en ancien fraçais cheval, pi. chevaus (aujourd'hui chevô). Plus souvent elle efface les distinctions en unifiant les deux formes, ainsi lorsqu'elle fait disparaître Vs final dans la prononcia- tion. Mais cette unification n'est pas toujours du goût de la langue. Et nous voyons, suivant les régions,

100 LA GÉOGRAPHIE LINGUISTIQUE

deux tendances générales se manifester : d'une part unification (les formes différenciées par la phonétique, comme la série mantel, pi. manleaus, devenu»^ aujour- d'hui manlù aux deux nombres dans la prononciation ; de l'autre distinction de formes que la phonétique tend à confondre et, dans ce cas, généralisation de faits particuliers.

Pour être relativement peu nombreux, les exemples de ce dernier phénomène ne sont que plus intéres- sants. A plusieurs reprises, le français a tenté de créer une désinence du singulier pour l'opposer à celle du pluriel. On sait qu'en ancien français la consoune finale d'un nom, qui tombait devant Vs du pluriel, se conservait au singulier : d'où l'opposition buef\ pi. bues (bœufj, ou part, pi. pars. A Paris Vf de la première série a été senti à un moment donné comme une marque du singulier, à preuve que d'après buef. noif (ueige^... Vf était traditionnel, on a changé soi (du latin sitim) en soif, sans doute pour remédier à une collision homonymique. Plus libres, puisqu'ils n'étaient arrêtés par aucune tradition litté- raire, certains patois de l'Ouest sont allés beaucoup plus loin dans cette voie : et, prenant modèle sur la nombreuse série part, pi. pars, pot, pi. pos, etc., ils ont généralisé le t au singulier d'innombrables mots, comme cœurt', arrosoirl' , poireauC, etc. Le phénomène se double ici d'une régression (1) : à l'époque de la chute du t final (qui est tombé d'abord, dans la phrase, devant un mot commençant par une consonne, mais s'est conservé encore longtemps devant voyelle ou à la pause), la langue a voulu rétablir la consonne caduque et, par analogie, en a affublé de nombreux mots qui ne l'avaient jamais possédée.

La morphologie comparée des délerminatifs (articles démonstratifs, pronoms, etc.) ouvre un champ des plus riches aux nTo^^sons fiihir.^s. M. l'abbé Meunier

(1) P. co.

LES PHÉWMÈXES INTERNES DU LANGAGE 101

a apporté, pour le Nivernais, un ensemble intéressant de matériaux.

Dans les études précitées, M. Gilliéron a montré les relations d'interdépendance qui existent entre les diverses catégories que les grammairiens ont arti- ficiellement cloisonnées, comme aussi les rapports étroits entre les évolutions qui les affectent et les faits de syntaxe ou les diverses altérations suscep- tibles de provoquer des perturl)ations parmi les outils grammaticaux. On a vu, à la fin du précédent chapitre tes résultats de la neutralisation de l'article défini dans le Nord. La confusion de certaines flexions ver- bales en français, par exemple, du jour chante, chantes, chante'J), chantent se sont prononcés unifor- mément chant' a donné aux pronoms personnels un regain de vitalité, générateur de nouveaux phé- nomènes.

Les groupements syntaxiques créent sans cesse des crases qui font obstacle à la clarté du langage et dont les langues conscientes cherchent à se délivrer. Au moyen âge, « en le » avait abouti à el, puis ou; « qui les )) se disait quis', « lui les » luis', etc. A partir du XV' siècle, la langue littéraire élimine peu à peu ces combinaisons (ne gardant que au, aux, du, des) et rétablit partout la distinction nette des mots, qui contribue pour une grande part à la clarté si prisée du français moderne.

Si l'on en doutait, on n'aurait qu'à considérer l'em- barras dans lequel se débattent les patois au milieu de formes complexes et confuses. Voici par exemple un patois d'Auvergne (Vinzelles) qui a trois formes pour « en », suivant la combinaison syntaxique : nen dans nenvôte (j'en veux), n' dans (j'en ai), en dans vous entsô (il vous en faut). Mais il y a mieux : alors que lui se dit li, le groupe lui en a. abouti non pas à lien, mais à nien (gnen), par attraction phonétique ou homonymique. Confusions anarchiques et croise- ments de formes, dans lesquels le patoisant arrive

102 LA GÉOGRAPHIE LINGUISTIQUE

à patauger. Celui-ci cherche à réagir, par exemple en conservant certaine crase pour le neutre alors qu'il détaille les mots pour le masculin : ainsi dôna mœu, donne-le moi, « le > remplace un indéterminé, ce ou ça, s'oppose à dôna me le, le désigne un objet précis qu'on vient de nommer. Mais des distinctions subtiles de ce genre, qui compliquent encore le lan- gage, ne valent pas l'opération de police un peu rude qui a remis définitivement l'ordre, en français moderne, dans le bataillon turbulent et changeant des outils grammaticaux.

Les formes verbales constituent un terrain plus résistant sur lequel les nouvelles méthodes ont déjà pu faire leurs preuves. Elles ont été envisagées à des points de vue différents, et non moins suggestifs les uns que les autres.

Dans un ouvrage fort remarquable, M. Hub- schmied (1) a fait une étude très serrée de l'imparfait en franco-provençal, étude dont la portée dépasse de beaucoup le cadre restreint, quoique déjà vaste, des matériaux analysés par l'auteur. Celui-ci s'est attaché à démontrer qu'on avait beaucoup abusé de l'ana- logie, pour expliquer certaines évolutions, sans tenir compte de l'importance de la phonétique syntaxique. Il a fait ressortir l'influence exercée sur les formes par les groupements de mots dans la phrase, le choc en retour de la syntaxe sur la morphologie, en mettant en lumière avec force l'interdépendance des formes et des mots.

Ce sont les questions de forme les plus tan- gibles — qui ont d'abord et surtout été touchées par la géographie linguistique. Dans le grand procès d'éli- mination du prétérit français qui comprend, on Ta

(1) Voir la bibliographie.

LES PHÉNOMÈNES INTERNES DU LANGAGE 103

VU, deux aspects usure sémantiquo du parfait qui usurpe peu à peu la fonction du prétérit, et faiblesse formelle du prétérit offrant de nombreuses formes aberrantes, c'est le second qui, jusqu'ici, a été presque exclusivement envisagé. M. Gilliéron a forte- ment mis en relief (1) la complexité moderne des formes du prétérit, à travers lesquelles les écrivains trébuchent eux-mêmes, obligés qu'ils sont d'aller les chercher ou de les vérifier dans le dictionnaire.

Dans une première tentative d'unification, aux xiV-xv« siècles, le français, comme l'allemand vulgaire moderne, a d'abord cherché à développer le système des prétérits faibles, dans les conjugaisons en »% oir, re, aux dépens des prétérits forts, les plus aberrants, en généralisant les types en ici et us [valui, puis valus) et en i, is [punis] (2). Seuls les patois de l'Ouest sont allés jusqu'au bout dans celte voie, en amenant tous les verbes au type en is [chaniis, risis...) : ils ont ainsi sauvé, pour quelques siècles au moins, le pré- térit, tout comme le provençal moderne qui a éli- miné tous les temps forts au profit d'une forme en gué [venguè au lieu de l'ancien venc). Pour avoir hésité, tâtonné, retenu qu'il était par la tradition littéraire, le français (Ouest à part) a perdu le prétérit, qui est aujourd'hui sorti de la langue vivante. Ce phénomèuvî rentrait d'ailleurs dans l'évolution géné- rale de la langue, qui tend à multiplier les auxi- liaires : (( c'est un acheminement vers l'état du verbe il n'y aura plus comme voiles que des auxiliaires faisant manœuvrer une coque qui porte l'idée. » (Gilliéron.)

Les prétérits forts, outre leur conjugaison anormale, avaient souvent le défaut, dans la langue moderne, de tomber au rang de mutilés phonétiques. La fai- blesse constitutive de certaines formes verbales est

(1) La faillite de Vélymologie phonétique, pp. 104-106.

(2) F. Bl.\ot, Histoire de la langue française, t. I, ,pp. 446- 449.

104 LA GÉOGRAPHIE LINGUISTIQUE

apparue en français dès le moyen âge. L'imparfait du verbe « être » (latin eram), qui flottait entre ière et ère (peut-être pour éviter une homonymie avec le suffixe féminin -ière), fut bientôt doublé d'une forme esioie, qui pouvait être formée directement d'après l'infinitif esire, mais qui provenait plus probablement d'un emprunt à ester ou d'une confusion avec certains temps de ce verbe. Cette seconde forme a peu à peu chassé la première. Voilà ce que nous apprend l'his- toire.

La géographie linguistique complétera le tableau (1) en nous montrant que était couvre aujourd'hui toute l'ancienne langue d'oïl, à l'exception d'un petit coin des Vosges, attestant que le procès de substitution a été gagné plus vite dans l'Ouest que dans l'Est, la résistance dure encore. Au sud la limite entre était et le représentant direct du latin erat coïncide exacte- ment avec l'étroite zone frontière qui sépare le français du provençal : nouvel argument pour prouver que le français et le provençal constituent bien, aujourd'hui encore, deux langues différentes, à variétés diverses, mais formant chacune, de par sa structure morpholo- gique surtout, un type linguistique bien caractérisé. Au contraire le franco-provençal, région mixte, moins individualisée, terrain de combat, est en plein désar- roi : l'ancienne aire erat, prolongement de celle qui de Provence atteignit, naguère encore, les Vosges, y est complètement disloquée; les deux formes en lutte se sont même parfois croisées comme dans le bizarre étairo=^ était -\- ero de la Suisse romande.

La collision homonymique produit des effets fort curieux parmi les verbes. Elle peut avoir pour résultat,

(1) Jaberg, Sprachgeographie, p. 10 (et carte IX). Voir aussi, du même, des études morphologiques dans VArchiv fur das Studium der neueren Sprachen (notamment CXXVI, 371).

LES PHÉNOMÈNES INTERNES DU LANGAGE lOtî

jiar la similitude d'un radical et d'une terminaison, de dépouiller peu à peu de son âme, suivant la pitto- resque expression de M. Gilliéron, un verbe qui paraît désormais privé de radical. Tel fut le cas d'issir qui, à presque tous les temps et personnes, tombait dans l'homophonie du thème inchoatif fîn-issons, etc. L'agglutination aurait pu sauver le verbe: le français d'Orient l'a tente dans les royaumes francs créés par les Croisades, s'était créé nissir, d'après en-issîr. Mais la langue de la métropole n'ayant pas eu recours h ce remède, le mot est mort. Ce fut l'histoire de tous les vieux verbes à radical trop court (surtout à l'in- dicatif présent, le plus usité), choir, quérir, clore, ouïr..., ancien matériel usé et mutilé, «embarcations qui ont toutes les voiles et les agrès d'un vaisseau, mais dont la coque n'est pas même une coquille de noix (1). ))

Pour la plupart de ces verbes, sinon pour tous, la dis- parition a été provoquée par une collision déterminée, qui a eu vite fait de jeter à terre un mot déjà affaibli. L'un des exemples les plus frappants est celui de clore qui, aux trois personnes du pluriel, cloons, cloez, cloenl, tombait, dès le moyen âge, dans l'homonymie de cloer > clouer. N'est-il pas remarquable que, dans l'étal actuel de la langue littéraire, qui représente l'usage du xvii* siècle enregistré alors par l'Académie, ce verbe est précisément défectif aux personnes et aux temps comme l'imparfait) il présentait une homonymie avec clouer : « clouer » a donc tué d'abord clore aux temps et aux personnes existait une homophonie.

Bien entendu la lutte ne s'arrête pas là, et elle se poursuit sous des aspects complexes. Dès le début de la collision, la langue a cherché à réagir et à sauver le mot menacé, en créant des formes tirées du parti- cipe passé clos : les formes closons, closez... ont été

(1) Gilliéron, La faillite de Vétymologie phonétique, p. 96-102.

106 LA GÉOGRAPHIE LINGUISTIQUE

essayées à la fin du moyen âge. Elles n'ont pas vécu dans le mot simple, mais l'Académie (lisez : l'usage du XVII* siècle) les admet dans enclore, et elles ont triom- phé dans éclore, qu'elles ont contribué à sauver. Le duel entre clore et clouer a été long et tenace : si clore, sorti à peu près de la langue vivante, peut être considéré définitivement comme hors de com- bat, clouer lui-même a reçu des atteintes graves dans divers patois où, pour échapper à l'étreinte de son adversaire qui tenait bon encore, il a se renforcer en clouter ou clouler.

Voici maintenant un cas plus délicat, celui de frire, devenu lui aussi défectif. L'analogie avec le cas précédent donne à penser que les personnes et temps disparus, qui auraient été (et ont été au moyen âge) frisons... frisais... ont été télescopés par les per- sonnes homophones du verbe friser. Mais ici la question est plus complexe, car l'origine de /"riser est inconnue, et le mot n'apparait dans les textes qu'au XYi^ siècle (ou à la fin du xV) : il est donc bien peu vraisemblable de le rattacher, comme M. Meyer-Lubke, à un anglo-saxon frise dont aucun rejeton n'aurait donné signe de vie, en France, pendant tout le moyen âge. Aussi M. Gilliéron (1) a-t-il émis l'hypo- thèse hardie que friser ne serait autre que frire lui- même, dont certaines personnes et certains temps auraient donné naissance à un nouveau verbe et à un nouveau sens ; frire serait entré en collision à l'infinitif avec /erir, d'où son désarroi morphologique. Malgré l'ingéniosité des arguments développés par l'auteur, nous ne croyons pas à l'exactitude de cette thèse un peu trop paradoxale. Outre que l'homonymie entre frire et ferir Siuxv^ siècle n'est pas démontrée ("2)^

(1) La failUle de l'étymologie phonétique, pp. 34-50.

(2) Si l'on peut admettre à la rÏL'ueur la chute, à cette époque, de le de ferir, Ve final de frire était encore trè.s net, tandis que la finale ir était alors réduite à i dans la pronon- ciation.

LES PHÉNOMÈNES INTERNES DU LANGAGE 107

i il y a entre frire v.1 priser un abîme de sens que ne \ parviennent pas à comLilcr les valeurs métaphoriques de griller (d'envie) ou brûicr (de plaisir) : tant qu'on û'aura pas établi qu'on peut dire brûler, griller ou frire des cheveux pour les friser (et je doute qu'on y parvienne !) on n'aura pas jeté le pont. De plus on n'a aucun exemple, en français, d'un verbe de la première conjugaison créé par greffe sur le pluriel de l'indicatif présent et l'imparfait d'un verbe de la conjugaison morte en re. En outre la collision ferir-frire ne serait pas une explication suffisante pour la perte du sens transitif de frire^ car cuire a également perdu cette valeur dans la langue populaire actuelle, et friggere (frire), qui n'a éprouvé aucune rencontre homony- mique, ne l'a-t-il pas aussi perdue en italien vivant? L'hypothèse, en fin de compte, n'explique pas la dé- fectivité de frire, tandis que la rencontre frire-friser en donne une raison plausible.

Reste à trouver l'étymologie de friser pour achever la certitude. Une fois de plus l'histoire du mot ne pourra s'éclairer que par l'histoire de la chose. La mode de friser les cheveux apparaît au cours du xvi' siècle, (comme en témoignent les portraits de l'époque (1), en même temps que le mot. Celui-ci doit venir du pays qui a transmis ce nouvel usage à la France ou de la contrée française qui l'a adopté la première ; c'est peut-être une forme régionale de fraiser, le fer à fraiser la fraise étant analogue, sinon identique, à celui qui frisait les cheveux. Quoi qu'il en soit, et en attendant que ce point qui touche à l'histoire de la coiffure soit élucidé, on conçoit à merveille que la brusque apparition, au xvi° siècle,

(1) Pour les femmes, notamment, les cheveux sont lisses et en majeure partie cachés sous le hennin ou le capulet dans les portraits d'Anne de Bretagne (miniature), Louise de Savoie et sa fille, même Diane do Poitiers ; frisés au contraire chez Marguerite de Valois, Catherine de Lorraine, Jeanne d'Albret, -Marie de Médicis, etc.

108 LA GÉOGRAPHIE LINGUISTIQUE

d'un verbe friser^ dont certaines formes entraient en collision avec les siennes propres, aient provoqué la désorganisation de la conjugaison de frire et une défectivité à laquelle ce verbe n'a pu porter remède.

La composition et la dérivation appellent des con- sidérations importantes.

Le rôle des familles de mots est considérable. Une famille nombreuse exerce une action de cohésion sur tous ses membres, dont elle prévient ou retarde la mutilation ou la mort. On a vu que le phénomène inverse se produit pour les mots isolés.

Les influences réciproques entre mot simple et mot dérivé peuvent porter sur la forme. En français, roue n'est pas régulier, au point de vue phonétique : il devrait être reue. La géographie linguistique nous explique cette anomalie par les réactions qui ont eu lieu entre la « roue » et la « rouelle » (roue de la charrue), et dont les patois de l'ouest nous donnent la clef : id^nibi rouelle a changé reue en roue; tantôt reue (plus au sud) a amené rouelle à reuelle ; entre les deux aires, de la Sarthe à la Loire-Inférieure, l'état primitif reue-rouelle est conservé.

Le sens peut à son tour être affecté. Depuis qu'affic/ie s'est attaché à la valeur d' « affiche murale », le verbe afficher s'est spécialisé dans la même acception et ne peut plus être employé dans son sens originaire « ficher sur ».

Les préfixes jouent souvent un rôle curieux. L'idée que porte avec lui le préfixe peut atténuer et même faire disparaître complètement la valeur originaire du mot et opérer uno véritable transfusion de sens. Plumer de\ieni-'û éplumer? il perd bientôt sasignilica- tion précise, et rompt ses attaches avec sa famille; le préfixe le vi le peu à peu de son sens, au point d'en faire un synonyme de « peler ». L'influence de

LES PHÉXOMÈNES INTERNES DU LANGAGE 109

desmembrer a changé oublier en désoublier dans l'est et le midi : par là-même le mot a été atteint de déchéance sémantique et n'a plus eu de valeur sans son préfixe, qui ramène la racine étrange volte-face à l'idée contraire « se souvenir » (1).

Certains mots, par leur sens ou par leur forme, restent chefs de leur famille et attestent leur pouvoir par la création de nouveaux dérivés : ainsi clou, qui a formé des verbes à toutes les époques de son his- toire {clavare, clavellare ; clouer, clouver, clouter, etc.). Au contraire chef, de par sa finale, a été isolé, d'assez bonne heure.

Dès qu'une famille de verbes a perdu son chef de file, tous les composés « sont étymologiquement déca- pités, sémantiquement affaiblis et inexpliqués par la perception populaire » ( 2). C'est donc un désarroi dans le groupe, qui a perdu son point d'appui : certains sont emportés dans la tourmente ; d'autres, quoique ébranlés, peuvent se consolider en prenant un point d'appui ailleurs. Choir, dans sa disparition delà langue courante, a entraîné avec lui échoir, qui est sorti ainsi de l'usage populaire; déchoir a mieux résisté en apparence, mais sa défectivité, qu'il a héritée de son chef de groupe, l'a fortement miné, et la langue litté- raire n'a pu le sauvegarder pour combien de temps? qu'aux modes impersonnels, ce qui n'est pas un brevet de longévité. La langue vivante, qui a éliminé clore, ne veut guère plus de sa doublure enclore; mais éclore, pour s'être séparé nettement, par le sens, de la famille condamnée, a obtenu un sursis, à la faveur duquel sa réorganisation flexion- nelle jointe à l'appui de son dérivé éclosion, pourra peut-être le mettre définitivement hors de cause.

Voici enfin, à propos des dérivés, un phénomène tout nouveau et très important, que M. Gilliéron a

(i) GiLumoN et Roques, Etudes de géographie linguistique, pp. 77-80, 38-48 et 1-5. (2) Gilliéron, La faillite de l'étymologie phonétique, p. 50.

110 LA GÉOGRAPHIE LINGUISTIQUE

appelé dédiminulivisation. C'est une formation ana- logique qui procède du même principe que la colli- sion homonymique : tendance générale du langage à dégager la différence des mots et des idées de la confusion accidentelle des formes. Qu'un mot, par suite d'un accident ou d'une évolution quelconque, prenne l'apparence d'un diminutif, alors que son sens s'y oppose, et aussitôt le langage s'efforce de trans- former ou d'amputer la malencontreuse finale.

Comme pour les collisions, la similitude peut être due aussi à uno attraction homonymique préalable. Dans le Nord, la combinaison mouche-èp, incomprise, s'est altérée en moucheile : ce terme, conservé par quelques patois pour désigner l'abeille, a été rejeté par d'autres qui sont revenus à « mouche » tout court. Ici la présence du diminutif pouvait être acceptée par la langue, comme nous l'avons montré, et comme le prouve la longue existence de moucheile en Lorraine (1). Mais ailleurs l'antagonisme entre le sens et la forme était intolérable. Quand bourret, jeune taureau, passe en Auvergne au sens de « tau- reau )) tout court, en raison d'une évolution séman- tique que nous analyserons plus loin (2), le mot est forcé de perdre sa finale et de mettre sa physionomie en harmonie avec son acception nouvelle.

Le phénomène est encore plus impératif et plus général si la confusion résulte d'une évolution pho- nétique. En Gascogne, la finale latine ellus devient et, se confondant ainsi avec le diminutif bien connu. Aussitôt beaucoup de mots atteints par cette loi phonétique sont sentis comme des diminutifs, et, comme ils n'en sont point en réalité, ils se voient amputés de leur finale ou reformés sur le modèle du mot racine. seulement nouvel passe à nouvel^ le vin « nouveau » deviendra du vin « neuf » ; des

(1) P. 43.

(2) P. 126.

LES PHÉNOMÈNES INTERNES DU LANGAGE 111

mots comme juillet, réduit à juil, sont entraînés. L'argot connaît des phénomènes de ce genre. Voici l'emprunt anglais poney, que la langue populaire perçoit comme un mot en-et: à preuve qu'elle lui fait un féminin ponette. Veut-il créer un mot pour désigner le cheval? L'argot (Vidocq) en déduira aussitôt pon. Il est possible que la dédiminutivisation soit une des sources de l'abréviation si fréquente dans le langage actuel.

Négligée par les prédécesseurs immédiats, les néo- grammairiens, la syntaxe offrait à la géographie lin- guistique un terrain encore plus mouvant et moins préparé que la morphologie. Aussi s'y est-elle encore peu aventurée ou seulement de compte à demi avec l'étude des flexions, comme l'a fait M. Gamillscheg (1). Dans ses opuscules suggestifs, Pathologie et thérapeu- tique verbales et la Faillite de Vélymologie phonétique, M. Gilliéron a montré l'étroite solidarité qui relie les faits syntaxiques avec l'évolution des formes grammaticales et les transformations des outils grammaticaux tels que articles, pronoms démons- tratifs, etc. C'est une indication d'ordre général des plus précieuses pour orienter les futures re- cherches.

La seule tentative de syntaxe comparée dans le domaine roman depuis la création de la géographie linguistique est l'Essai de syntaxe des parlers proven- çaux modernes de M. Jules Ronjat (:2). Encore M. Ron- jat, qui a une méthode et des conceptions très per- sonnelles, ne peut-il être classé comme un adepte des nouvelles doctrines ; mais celles-ci n'ont pas été sans influence sur ses travaux. La syntaxe qu'il nous

(1) Voir à la Bibliographie.

(2) Mâciin (Protat), 1913. Signalons aussi les traraux du M. Frauz (Voir à la bibliographie), qui constituent surtout un recueil de faits bien classés.

112 LA GÉOGRAPHIE LINGUISTIQUE

a donnée est essentiellement celle du provençal arlé- sien et de la langue mistralienne, rattachée à ses antécédents historiques ; toutefois, autour de ce rayon central, il a groupé de nombreux faits syntaxiques, de multiples variantes, relatifs aux autres parlers de langue d'oc, en les reliant aussi, lorsqu'il le pouvait, aux états antérieurs des dialectes. M. Ronjat a le sens linguistique très affiné, et par il rejoint M. Gilliéron comme M. Gauchat ; il ne s'enferme pas dans des abstractions, mais pénètre au contraire le mécanisme intime et vivant du provençal.

Un autre trait le rattache encore à la nouvelle école : c'est la perception des relations entre le parler arté- sien et la langue littéraire de Mistral qui, avec une conscience profondedu génie de lalangue, a emprunté à l'idiome populaire toutes les « possibilités stylis- tiques )) qu'il a développées en affinant, sans le déformer, un instrument redevenu gauche et impar- fait à la suite d'une longue phase plébéienne, et adultéré par l'influence prépondérante du français. C'est le travail accompli pour le français par les écri- vains et grammairiens des xvi'' et xvii'^ siècles, que Mistral a voulu exécuter pour le provençal : il fallait son prodigieux talent pour arriver, du premier coup, si près du but.

Malheureusement pour sa langue. Mistral est resté isolé, autant dire, et n'a pas eu de continuateurs. Sa tentative était condamnée à un échec, car le dualisme de langues, qui reposait au xii^ siècle sur un dualisme d'organisation politique et surtout de civilisation, n'a plus aucune raison d'être sociale dans la France contemporaine, l'unité de nation et de culture, l'hégémonie économique et intellectuelle de Paris et la prépondérance exclusive du français comme langue de la société cultivée, de l'administration, delà littéra- ture comme du commerce, sont aujourd'hui trop an- ciennement et trop solidement enracinées pour qu'il soit possible, même sur un point particulier du fleuve,

LES PHÉNOMÈNES INTERNES DU LANGAGE 113

de remonter l'irrésistible courant. M. Gilliéron, qui n'a pas tant s'en faut ! les sympathies proven- çalisantes et félibréennes de M. Ronjat, a noté plus d'ane fois l'emprise sans cesse croissanie du français sur les parlers du sud-est, et il a conclu malicieuse- ment, avec la pointe de paradoxe qui lui est chère, que « tous les Provençaux connaissent admirablement le français, sans la connaissance duquel il est impos- sible de parler provençal correctement » (1).

(1) Pathologie et thérapeutique verbales, III, p. 92.

CHAPITRE IV

Les sens et les mots.

Les phénomènes qui intéressent plus particulière- ment les rapports entre les mots et les sens sont nombreux et complexes. La géographie linguistique s'est attachée de préférence à certains aspects et en a fait apparaître de nouveaux.

Nous avons eu plusieurs fois l'occasion de montrer comment l'histoire des mots ne peut s'écrire sans une connaissance préalable et approfondie des choses qu'ils désignent. Vérité élémentaire, vulgaire truisme que les étymologistes expérimentés comme M. Antoine Thomas ont eu toujours présent à la pensée, mais que d'autres ont été trop souvent disposés à perdre de vue et qu'il faut savoir gré h l'école sociologique de nous remettre sans cesse sous les yeux. Faut-il rappeler que la stratigraphie de « scier > dans la Gaule romane met en jeu l'histoire de la faucille dentelée? que la lutte entre « fléau» et le plus ancien « escoussoir » se rattache à la substitution du fléau articulé au fléau-bâton? Le mot 6/a/ appliqué au seigle dans les Landes prouve que cette région, jusqu'à une époque récente, n'a pas connu d'autre céréale que le seigle. M. Léo Spitzer a étudié simultanément les noms de la pomme de terre et la propagation de la culture de ce tubercule en France (1); il a montré

(1^ Voir ci-dessous, p. 134.

LES PHÉNOMÈNES INTERNES DU LANGAGE IIS

aussi comment des notions précises sur les formes anciennes des clefs et des clous venaient corroborer et compléter les recherches de M. Gilliéron sur la famille Clavellus.

Pour avoir un aporçu de la complexité de certains problèmes, examinons brièvement la généalogie des mots qui désignent la marmite et le pot en Auvergne (1). L'ancienne langue, dans cette région comme dans le Midi, appelait ola la marmite d'alors, qui était en terre. Arrivent plus tard les marmites en cuivre, qui reçoivent généralement, mais non partout, le nom vulgaire du cuivre, coure. Puis vient la marmite en fonte, à trépied, qui prend dans certains patois le nom de douire, dont nous verrons bientôt l'origine. Enfin le type actuel de la marmite se généralise avec le mot français. Une première remarque s'impose déjà : lorsqu'apparaît une nouvelle forme de l'objet pour concurrencer puis supplanter l'ancienne, le nouveau type apporte avec lui un mot nouveau, mais parfois aussi il revêt le nom ancien. Ainsi les patois les plus conservateurs ont appelé tour à tour ola (auj. oiclo), la marmite de terre, puis celle de cuivre, ensuite celle de fonte; d'autres, qui avaient adopté coM?'t? pour la marmite de cuivre, ont passé cette désignation à l'objet <ie fonte, d'autant plus facilement que, le nom du cuivre ayant été repris au français dans l'inter- valle, le mot était vidé désormais de sa signification première. Donc, première cause de complication, suivant la tendance des patois à garder le mot ancien ou à adopter plus ou moins facilement un mot nou- veau pour désigner une nouvelle variété d'objet.

La disparition de certains objets, en rendant brus- quement tel ou tel mot disponible, crée une raison inverse de trouble. Voici par exemple l'outre, elle s'appelait dire, puis douire, qui cesse d'être employée. Le mot reste quelque temps dans la langue,

(i) Etude en préparation, de l'auteur.

116 LA GÉOGRAPHIE LINGUISTIQUE

avec le sens de récipient mal défini, prêt à se substi- tuer au premier mot défaillant de même catégorie. Voilà comment il s'est accroché à la marmite en foute, qui n'était peut-être pas arrivée avec une éti- quette toute neuve. Mais, au même moment, le nom du petit pot l'on fait cuire la soupe est atteint d'une tare : douire se précipite aussitôt pour le remplacer. Et voilà comment, dans la même région, un groupe de patois appelle douire la marmite métallique à trépied, tandis que le groupe voisin réserve ce mot au petit pot pour la soupe. A la jonction des deux aires, à Usson, le terme est employé indifféremment dans les deax sens.

Si l'interprétation des faits est aussi délicate, ou conçoit à quel point on doit être rigoureux dans la précision pour la récolte des matériaux. La moindre erreur de correspondance entre le mot et la chose peut vicier irrémédiablement la plus savante recherche de linguistique. L'étude des patois suppose la con- naissance exacte de la vie rurale, des cultures, des instruments, etc., non seulement dans l'ensemble, mais région par région. A cet égard, le questionnaire de V Atlas linguistique de la France, préparé pourtant avec une expérience consommée, s'est trouvé quel- quefois en défaut, au point que M. Gilliéron, avec sa franchise ironique, a pu déclarer que « pour être sen- siblement meilleur, il aurait être fait après l'en- quête (!) » (1) cercle vicieux dont il était évidem- ment difficile de sortir.

Voici l'exemple le plus typique : la carte charrue. En dehors des instruments perfectionnés plus ou moins récents (récents surtout voilà vingt ans), le Nord de la France ne possédait qu'un seul instru- ment aratoire, la charrue. Mais le Midi en avait encore deux, l'antique araire, venu en droite ligne mot et objet de ïaratrum romain, et la charrue,

(1) Pathologie et thérapeutique verbales, I, p. 45.

LES PnÉNOMÈNES INTERNES DU LANGAGE 117

importée du Nord à une date plus ou moins ancienne. Il fallait donc deux cartes : une carte charrue et une carte araire. Or l'Atlas n'en possède qu'une. S'il n'en résulte aucun inconvénient pour le Nord, il n'y a que des charrues, ni même pour la plus grande partie du Midi la réponse araire, donnée partout à M. Edmont, montre que les sujets ont tous entendu désigner l'araire, il en va autrement pour la région intermédiaire des confusions ont puse produire (1), car un des deux instruments existe seul, la charrue peut être baptisée araire ou vice versa (ce dernier cas devant être beaucoup plus rare). L'ensei- gnement le plus intéressant qu'on devait tirer de la carte les rapports entre l'aire de l'objet « araire » et du mot araire nous échappe donc complètement. Il importe surtout de ne pas se lancer à l'aveuglette dans les hypothèses, moins encore pour l'histoire des choses que pour celle des mots. De cochlea, qui désignait à la fois l'escargot et la coquille, le latin avait tiré le dérivé cochleare, cuiller. Quelle est la filiation de sens? Un Allemand, dont l'explication eut quelque succès, imagina que les cuillers romaines devaient se terminer, à la partie postérieure, par une pointe recourbée et acérée destinée à arracher les escargots de leur coquille. M. Maurice (îrammont s'est fort joliment moqué de cette « cuiller étymo- logique » dont le maniement aurait été vraiment peu commode, et il a prouvé sans peine qu'il s'agit d'une métaphore due à l'analogie évidente entre la partie creuse de la cuiller et la coquille de l'huître, de la moule, etc. On peut ajouter que certaines coquilles ont été pendant longtemps les cuillers des peuples

(1) Ainsi au point 802, on a répondu arèrc pour « charrue* isolé et charrue dans « sillon de la charrue t> (région on se sert des deux instruments); au point 804. arère est donné comme équivalent de « charrue » et charrue de « charrue moderne », ce qui est faux : le premier mot désignant l'araire, ' second la charrue sous toutes ses formes. Etc.

118 LA GÉOGRAPHIE LINGUISTIQUE

primitifs; encore aujourd'hui, sur certains points des côtes normandes, les épiciers se servent des coquilles de pholades pour servir le poivre, le café, etc.

*

A un point de vue plus spécialement sémantique un fait général et de première importance, à l'as- sociation des idées (dont le rôle est capital dans le langage), est la solidarité qui rattache le mot aux autres termes qui lui sont apparentés. La relation peut être purement formelle et accidentelle : nous avons alors affaire aux attractions et collisions homo- nymiques étudiées plus haut (1). La parenté peut s'établir à la fois par la forme et par le sens : c'est le cas, déjà envisagé aussi (:2), des familles de mots au sens courant, dérivés et composés. Mais les mots peuvent se grouper entre eux uniquement ou princi- palement d'après un rapport de sens, lorsque celui-ci est très étroit. Encore une vue nouvelle introduite par la géographie linguistique.

L'un des plus puissants de ces groupes sémantiques est celui des jours de la semaine, qui sont étroite- ment associés dans l'esprit, et toujours par ordre chronologique. La preuve, c'est que hnidi, par exemple, n'agira jamais directement sur mercredi sans avoir, au préalable, influencé mardi, ou rice versa. « L'histoire de chacun de ces noms ne peut être étudiée à part : avec des accidents propres à chacun, il existe entre eux des rapports constants, et leur existence particulière n'est souvent qu'un reflet de leur existence collective » (3).

Les relations entre les noms des mâles et des femelles de même espèce sont depuis longtemps connues : dans les langues anciennes, à l'origine, un

(1) P. C5.

(2) P. 108.

(3) GiLLiÉRON et Roques, Eludes de géographie linguislique ^ p. 107.

LES niÉNOMÈNES INTERNES DU LANGAGE 119

seul mot désignait l'espèce, et la désinence est veniio •ensuite, souvent assez tard, différencier le sexe et le genre (1). Les parlers modernes, en ce qui concerne les animaux d'élevage, sont beaucoup moins sensibles au rapport de sexe qu'au rapport entre la mère et les petits : ils acceptent fort bien la dualité de termes aussi différents que bélier et brebis, coq et puule, jars et oie, verrat et coche (ou truie), mais ils conser- veront ou recréeront sans cesse des couples tels que coche-cochon, oie-oison, poule-poulet. Des dérivés de « brebis » (surtout quand le mot revêt la forme fedo), commencent à remplacer « agneau ». Dans les pays d'élevage, la jument est appelée volon- tiers « bête à poulain ». Toutefois la tendance vient encore se heurter contre la résistance de certains couples hétérogènes très solides, comme vache, veau.

Au fur et à mesure qu'on approfondit l'histoire et l'étude comparative des langues anciennes aussi bien que des parlers vivants, on s'aperçoit que la création, au sens strict, de mots nouveaux dans le langage est extrêmement limitée. Par suite de la paresse intellectuelle de l'homme et surtout du groupe social, on adapte les mots anciens à des usages nouveaux, ou on accepte bénévolement, pour les désignations qui manquent, les termes fournis tout prêts par les parlers des groupes voisins. Ainsi s'explique, dans tout langage, le nombre considé- rable des emprunts, qui arrive souvent très vite à submerger le fonds primitif, comme ce fut le cas pour l'anglo-saxon à la suite de la conquête nor- mande, du perse après la conquête arabe, du basque devant la longue infiltration latine puis franco-espa- gnole, et des patois, dont le vocabulaire ancien est

(1) A. Meillbt, Linguistique historique et linguistique générale, pp. 211-212.

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120 LA GÉOGRAPHIE LINGUISTIQUE

peu à peu noyé sous les apports successifs et cons- tants de la langue littéraire. Les métaphores, loin d'être partout spontanées, sont souvent produites, comme on l'a vu, par des attractions homonymiquesy ou encore traduites d'un langage à l'autre (1) : ainsi l'allemand Eindruck a été calqué sur impression; l'image représentée par le latin conscientia et qui vient elle-même du grec, a été traduite en allemand, en polonais, en russe, etc. D'ailleurs, même spontanée, la métaphore est une création de sens, non de mot.

Ce n'est donc pas, à proprement parler, à la nais- sance des mots qu'on assiste, mais à leur importa- tion ou à l'émergence de sens nouveaux.

Un cas particulier a été souvent relevé par la géo- graphie linguistique : c'est l'émergence, soit locale, soit sporadique, soit généralisée, d'un mot qui était sous-jacent dans toute une région avec une nuance de sens un peu différente. Soit le nom du lézard gris en Auvergne : « filleule » apparaît sur divers points; mais c'est un mot beaucoup plus général comme surnom, terme plaisant à l'origine (filleule de ser- pent). Dans la même contrée, « meunier » a pris soudain, à l'époque contemporaine, une extension très vaste pour désigner le hanneton : il existe par- tout, depuis longtemps, comme surnom de la variété à élytres blanchâtres de cet insecte.

Les surnoms jouent un rôle considérable dans les transformations du langage populaire. On sait de- puis longtemps qu'ils ont servi à former des noms propres. C'est l'étude des argots, et spécialement des argots de la guerre, qui a mis surtout en lumière l'importance et la nature du procédé en ce qui con- cerne les noms communs. Le langage des soldats, au cours de la dernière guerre, s'est trouvé en pré- sence d'innombrables objets ou faits nouveaux, relatifs à l'armement et à l'outillage, surtout aux

(1) A. Meillet, op. cit., p. 128.

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innombrables engins et projectiles qu'il fallait bien baptiser. Beaucoup de ces désignations nouvelles étaient des surnoms, des appellations plaisantins qui se greffaient sur le nom traditionnel sans l'effacer. Certaines étaient éphémères, d'autres ont vécu, se sont développées et sont arrivées parfois à faire tomber le mot ancien en désuétude dans le langage du front, voire de l'arrière.

« D" tels phénomènes nous font saisir sur le vif la naissance, la lutte et la mort des m^ts. 11 n'y a pas substitution brusque de l'un à Tautre. Le nouveau venu s'insinue modestement, comme une superfé- tation accidentelle, voire comme un succédané plai- sant. S'il prend racine, il développe peu à peu sa racine au dépens de son voisin usé par l'âge et moins résistant, il fait dépérir ses rameaux entendons : ses acceptions diverses en accaparant pour lui le soleil du succès, et en tuant finalement son rival sous son ombre (1). »

Dans les patois et même dans les langues litté- raires, des faits de ce genre se sont produits en assez grand nombre. Dans les langues anciennes, les con- ceptions mythologiques avaient créé, à côté des noms normaux de l'eau, du fer, etc., des surnoms religieux qui sont parfois arrivés à faire disparaître l'autre terme : ainsi le latin ignis, analogue au sanscrit agnik qui est le nom d'une divinité, a éliminé la désignation matérielle du feu conservée par le grec pwr, le germanique fiur (ail. feuer), etc. (2).

Dans les langues modernes, le phénomène est sur- tout fréquent pour les noms d'animaux, les plus vivants des êtres, et par suite les plus faciles à per- sonnifier et qui se prêtent le mieux au surnom. Le français renard est l'ancien nom propre, popularisé par les fableaux, de Renard le goupil, et ainsi s'est

(1) Albert Daizat, L'argot de la guerre, p. 69-70.

(2) A. Meillet, Linguistique historique et linguistique générale, p. 219.

122 L\ GÉOGRAPHIE LINGUISTIQUE

développé le surnom qui peu à peu a remplacé le nom Belin fie mouton) n'a pas eu la même chance dans la région parisienne, mais il a supplanté «mou- ton » dans certains patois du Centre Le bélier lui- même, apparenté à Belin, a parfois cède la place a « bed.au . en Auvergne ; le coq a été remplace par « vicaire » dans la Gascogne occidentale. Kn général la coexistence des deux termes peut être de longue durée, et c'est une cause d'infériorité ou un acci- dent survenu brusquement au mot traditionnel qui provoque le triomphe de son rival : on l'a vu pour <( coq » entré en collision en Gascogne (1) ; pour bélier, en Auvergne, il s'agit d'une mutilation, du jour la phonétique transforma Varet bion solide du moyen âge (latin arietem) en un are chancelant (-2). _ Les innombrables métaphores appliquées aux noms des petits animaux n'ont souvent été à l'origine que

des surnoms. ,

Enfin les mots explicatifs peuvent, comme les sobriquets, se greffer sur les termes traditionnels. Voici? je suppose, « ver luisant . q^'/,.^^^^^^^^^;^' dans certaine région d'Auvergne, l'appellation tradi- tionnplle transmise par le latin lucerna. A côte de ce mot, on appellera aussi la bestiole « ver >. car elle rentre dans la catégorie des vers pour le paysan. Mais celui-ci veut-il préciser - notamment sur une question d'un interlocuteur - il clira, par exemple, « ver qu(i) éclaire » . Cette forme, qui pourra être considérée parfois comme une réponse extor- quée, arrivera dans certains cas, faute de mieux a remplacer le mot traditionnel, ainsi du jour ou le reieton de lucerna sera entré en collision avec (( lu- zerne » : voilà pourquoi plusieurs patois d Auvergne n'ont plus d'autre terme aujourd'hui, pour désigner cet insecte, que « ver qu(i) éclaire ».

(2) Albert Dauzat, Essais de ocographie linguistique, p. H-

LES PHÉNOMÈNES INTERNES DU LANGAGE 123

* »

l^n des phénomènes les plus frappants, le plus sur- prenant p-ut-être, de prime abord, lorsqu'on poursuit Hne enquête de lexicologie comparée sur les parlers Tirants, c est le peu de fixité dans la spécification

Ifn T"''.?"' '^ P^^"*' ^^ ^^'«"^« commence à pe ne à se dégager des théories qui envisageaient le langage à un point de vue abstrait et logique et pour lesquelles tous les mots correspondaient d'une façon précise et fixe à des concepts déterminés. Il faut déchanter.

Les langues classiques, bien examinées, donnent cependant déjà des exemples très nets de glissements de sens, surtout en ce qui concerne les parties du

lP.^nn "T'îî- \' ^^'' ^''^■^'PJ'q^e «^ général. Car si les concepts de bras, de joue, etc., sont très nets, à la reflexion on s aperçoit qu'il est difficile de préciser ou finit le bras et commence l'épaule et à quel point mathématique la joue fait place au menton Mais on conçoit plus difficilement que le latin bucca qui désignait d'abord la joue, ait pas^é au

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